La Commune de Paris sous le signe des artistes et des femmes avec Rouges estampes
Malgré les commémorations, la Commune de Paris n’a pas séduit beaucoup d’auteurs et d’éditeurs en 2021. Raison de plus pour parler des albums consacrés à ce moment particulier de l’Histoire française et notamment Rouges estampes, de Jean-Louis Robert, Carole Trébor et Nicolas Gobbi. Sous la forme d’une enquête policière, l’album aborde la Commune sous un angle original, celui des artistes qui ont activement participé à l’insurrection. Les femmes, cibles d’une série de meurtres, sont aussi mises à l’honneur pour leur rôle dans le bouillonnement des idées communardes. Rouges estampes apporte sa pierre à l’édifice mémoriel de la Commune.
En ces temps de commémoration de la Commune en France, puisque cette expérience unique et singulière s’est déroulée il y a 150 ans, de nombreux ouvrages sont mis à l’honneur : Les Damnés de la Commune de Raphaël Meyssan (Delcourt) bien sûr et la réédition du Cri du peuple (Casterman), la BD de Tardi adaptée du roman de Jean Vautrin, par exemple. Rouges Estampes est un récit moins ambitieux mais très astucieux puisqu’il emboîte différentes thématiques et permet aux simples curieux sans grandes connaissances sur cet épisode de bien saisir ce que fut la Commune de Paris, ses origines, ses espérances et ses échecs, par le prisme de l’art et de la condition des femmes.
L’angle choisi est en effet celui de l’engagement des artistes dans la Commune, et ils furent nombreux à y participer, de Courbet – le plus connu – aux sans grades simples gardes nationaux, en passant par Lucien Henry, jeune artiste de 20 ans élu colonel du bataillon du 14e arrondissement, et ceux qui furent maires de leur arrondissement, la Commune ayant eu en son sein 8 élus artistes de profession.
Raoul, le héros de cette histoire, fils de bourgeois ayant abandonné ses études de droit pour se consacrer à la caricature, devient quant à lui commissaire. Certains artistes furent effectivement membres de la police lors de la Commune. Le graveur Philippe-Auguste Cattelain devint même chef de la sûreté à 33 ans. Gageons que ce ne fut pas facile en République avec un prénom aussi royal !
Une autre thématique est bien sûr celle de l’enquête policière puisqu’à peine nommé, Raoul doit assurer l’ordre et reprendre une enquête criminelle sur des meurtres de jeunes femmes, meurtres commis avec une mise en scène qui renvoie à l’art (tiens, tiens) et aux nouveautés de cette époque dont celle de l’influence de l’extrême-orient et plus particulièrement du Japon. Le titre de la BD prend alors tout son sens, renvoyant au rouge du drapeau de la commune, aux corps tatoués des victimes ainsi qu’aux estampes japonaises.
Raoul n’est pas le seul héros de cette histoire. Il a pour compagne Nathalie, institutrice, ce qui permet aux auteurs d’évoquer le rôle des femmes dans la Commune et les décrets concernant l’éducation et la religion (le fameux décret sur la séparation de l’Église et de l’État 34 ans avant la loi sur la Laïcité, est reproduit en plein page, p.43, et les références des documents d’époque utilisés se trouvent en fin d’ouvrage). On croise toutes sortes de femmes au fil des pages, de Louise Michel la plus connue aux plus obscures, et c’est aussi le mérite de cette histoire, parler des ouvrières et de la grande pauvreté du Paris de cette époque. Ainsi la couturière Victorine, amie de Nathalie, doit vendre son corps suite à une brûlure à la main dans l’usine de cartouches. “C’est ça ou la misère”, dit-elle.
Effectivement, pendant le siège de Paris et dans un contexte de privation, a fortiori si on appartient au petit peuple, beaucoup de parisiennes se résignent à la prostitution. Celle-ci sera ensuite dénoncée par Louise Michel et les membres du gouvernement de la Commune qui vont cependant tergiverser : interdiction des maisons de tolérance dans certains arrondissements, fermeture du bureau des mœurs, proclamation de la responsabilité de la société face à la prostitution, mais menaces d’arrestations sur les femmes l’exerçant… Ainsi, ce récit graphique montre qu’être engagé n’empêche pas les questionnements et les réflexions, surtout sur la façon d’assurer l’éducation, la justice, la police, mais aussi la santé et un revenu en faveur des plus déshérités.
Enfin, le découpage très habile du scénario permet de mêler personnages fictifs et réels, vie quotidienne (comment survivre sans revenus, alors que la nourriture est chère) et histoire générale (contexte géopolitique de la Commune). Le récit se suit donc à la fois comme un thriller et un cours mêlant l’intime et la grande Histoire. Pour l’Histoire avec un grand H on peut faire confiance aux auteurs.
Jean-Louis Robert, professeur émérite d’Histoire contemporaine à la Sorbonne, est indirectement connu par les lecteurs de Cases d’Histoire, car il a été conseiller historique de la trilogie Les Damnés de la Commune (Delcourt) et du projet d’adaptation de cette bande dessinée pour Arte, diffusée récemment. Il travaille à une grande Histoire de la Commune entièrement inédite à paraître en 2021. Il est par ailleurs président d’honneur de l’association des Amies et Amis de la Commune de Paris. Sur la Commune, il a publié de nombreux articles et dirigé deux ouvrages de référence (Le Paris de la Commune – 1871, 2015, Belin ; Edouard Vaillant (1840-1915) – De la Commune à l’Internationale, 2016). Carole Trébor est Docteure en Histoire, spécialiste de la Russie. Elle enseigne deux ans à l’Université avant de se lancer dans la réalisation de documentaires. Elle anime l’émission Les tabous dans l’histoire pour Arte.tv, et travaille également pour le site de l’INA, le site YouHumour.com, et pour France 5 (Silence ça pousse !…).
Le troisième auteur, Nicola Gobbi est un dessinateur italien vivant à Paris depuis 2016. En Italie, il a collaboré avec le scénariste et historien Jacopo Frey sur l’album In fondo alla speranza – Ipotesi su Alexander Langer (Comma 22, 2013, prix Cosmonauti 2014) ainsi qu’avec le scénariste Marco Gastoni sur les albums Come il colore della terra (Eris, 2015) sur le mouvement zapatiste, Il buco nella rete (Tunué, 2017) sur les Roms et Il punto di vista degli ulivi (Hazard, 2017) qui décrit un millénaire d’Histoire dans les Pouilles. En France, il a publié Rouge passé – Histoire d’une rédemption, avec Gonzague Tosseri (Steinkis, 2019) et Tropiques toxiques, le scandale du chlordécone, avec Jessica Oublié (Steinkis, 2020), déjà chroniqué sur Cases d’Histoire récemment.
Ce dessinateur met superbement en image le récit car il utilise différentes techniques de narration qui donnent rythme et vie au récit : la lettre, la gravure, la caricature, les cases classiques, penchées, étirées, en cascade, la pleine page, sur fond noir, blanc ou rouge, la reproduction d’estampes et l’insertion de documents d’époque, jusqu’aux petites photos ovales des personnages réels de cette histoire auxquels répondent les ovales crayonnés des personnages fictifs en fin d’album.
Mais surtout le trait crayonné est superbement maîtrisé, avec un gris et noir rehaussé d’un rouge-brun particulièrement bien choisi et qui met en relief certaines cases ou certains détails. Cela donne à la fois un sentiment de proximité avec l’époque et l’impression d’être dans l’action de la Commune. Mieux encore, ce dessin que l’on pourrait trouver trop esquissé, correspond complètement à ce que fut la Commune : pressée, inventive, chaotique, n’ayant pas eu le temps de s’attarder, de s’enraciner et demeurant inachevée… tout comme l’enquête et le destin de Raoul. Car en suivant le destin de Raoul et Nathalie on suit aussi la fin de la Commune, et si cette fin est connue, il est toujours important de rappeler ce qu’elle fut. La fin de l’histoire de Raoul met en lumière le sort des nombreux prisonniers communards après la prise de Paris par les Versaillais. Alors même si l’histoire de la Commune n’est pas votre histoire commune, cette bande dessinée est un régal de lecture, à partager et à mettre en commun.
Rouges estampes. Jean-Louis Robert et Carole Trébor (scénario). Nicola Gobbi (dessin et couleurs). Steinkis. 128 pages. 19 euros.
Les 10 premières planches :