La Demi-double femme, l’âme de la Sibérie des trappeurs, à la fin du XIXe siècle
Dans son dernier album paru aux éditions Mosquito, Grégoire Bonne rejoue le bon vieux duel entre fines gâchettes mais projette ses héros dans un Far East boréal, la région du lac Baïkal, aux confins de la Sibérie. Là, dans une Nature grandiose et impitoyable, vont s’affronter la cheffe d’un clan de trappeurs et un énigmatique Américain rêvant de prendre sa place pour faire fortune. Petit détail : Aza Kharkanova est cul-de-jatte, mais gare à celui qui s’en prendrait à cette « centaure des neiges » (page 34), gardienne de la forêt sibérienne et interlocutrice des esprits du lieu.
1899, quelque part au nord du lac Baïkal, le plus grand et le plus profond lac d’eau douce du monde. Comme l’année précédente et depuis des temps immémoriaux, les prémices de l’hiver annoncent l’ouverture de la chasse aux bêtes à fourrure, dont la zibeline est de loin la plus précieuse. Avant d’endurer trois longs mois de souffrance physique, les trappeurs se divertissent une dernière fois aux frais de leur cheffe, Aza Parfionova Kharkanova, une femme extraordinaire que tous considèrent comme leur mère en plus de leur patronne. Les Evenks* la surnomment la « demi-double femme » car ils voient en elle une chaman digne des leurs.
Dans son spectacle de marionnettes, celle qui n’a plus de jambes interpelle et soumet l’aigle-démon Kochtcheï. Son œil perçant, sa poigne d’acier et sa science infaillible de la forêt, de sa faune et de ses mystères en font une « sorte d’esprit », « une légende » (page 34). Qu’elle rétribue ses hommes a minima va quasiment de soi : elle leur garantit chaque année un tableau de chasse faisant leur fierté, eux qui ne sauraient que faire d’une richesse matérielle dans une contrée figée dans des temps médiévaux.
Dans cette mécanique qui semble aussi bien huilée que les roues du fauteuil d’Aza, que peut espérer ce Jason Langdon, qui débarque au beau milieu d’une fête tout à la gloire de la demi-double femme ? En bon Américain pétri de libéralisme, il déploie sa palette commerciale de séduction auprès des trappeurs. Flagornerie, fusils et pièges d’acier rutilants, promesses de gains substantiels et surtout affranchissement de la tutelle d’Aza qui les « traite comme des enfants » (page 13) : tous les moyens sont bons pour recruter ses futurs affidés. Sûre de ses hommes, Aza laisse faire. Mais contrairement aux marionnettes qu’elle agite dans son théâtre au début de l’album, des membres de sa communauté vont échapper à son contrôle et faire passer cet Américain arrogant du rang de rival méprisable à celui d’adversaire dangereux.
À vrai dire, Aza n’a qu’un talon d’Achille. Il s’appelle Ivan et lui a été confié enfant à la mort de sa mère, car qui mieux que cette femme puissante, à qui nul n’oserait chercher querelle, pour protéger et élever un orphelin dans cet univers ? Aza n’en éprouve pas moins d’instinct maternel et redoute le jour où Ivan ira accomplir son destin. Alors elle invente tous les subterfuges possibles : lui faire construire des marionnettes toujours plus raffinées et leur décor, par exemple, ou tenir l’hôtel pendant la période de la chasse. Dans sa quête pour devenir un homme, c’est-à-dire un chasseur aux yeux d’Aza, Ivan va trouver son mentor.
Au moment où Jason aurait pu quitter la région bredouille (personne n’ayant succombé aux sirènes du progrès), c’est une autre chasse qui va s’ouvrir. Selena, la fille d’un bûcheron d’origine ukrainienne a disparu dans la forêt. Craignant le pire, ce dernier déboule en panique chez Aza qui se veut d’abord rassurante avant de lui opposer une fin de non-recevoir : elle ne différera pas l’ouverture de la saison des fourrures car il en va de « la marche du monde » et de l’obéissance au rituel des saisons (page 21). Témoin du refus de sa mère adoptive de partir à la rescousse d’une jeune femme en danger de mort, Ivan indique à Radimir l’Ukrainien qu’il existe une alternative à l’omnipotente Aza, et voit dans cette opportunité chevaleresque le moyen tant attendu de partir à l’aventure.
Le scénario de Bonne joue alors une variation sur le thème de la poursuite impitoyable : après le premier round de leur affrontement, incontestablement remporté par « la femme centaure », l’heure de la revanche a sonné pour l’Américain. Le deuxième round prendra l’aspect d’une course poursuite pour
ramener la jeune Selena à son père. L’enjeu demeure a priori l’ascendant que l’un prendra sur l’autre : qui sait, si Jason parvenait à damer le pion à sa rivale, si les trappeurs ne perdraient pas confiance en une Aza vaincue sur son propre terrain ? Qui sait si l’un et l’autre n’ont pas, au fond de leur cœur ou de leur conscience, d’autres raisons secrètes d’entreprendre cette quête ?
La suite et la fin de cet album entretiennent un suspense haletant, prenant pour décor la somptueuse forêt boréale. La neige fraîche et la glace brisée ralentissent les poursuivants et diffèrent le moment du choc final. La vodka ne réchauffe pas les corps mais délient certaines langues. Avant que le silence blanc ne soit déchiré par le fracas des armes (fusillade joliment mise en scène, pages 64-65), Aza rappelle à cet intrus arrogant de Jason la différence entre les arbres debout et couchés (pages 38 à 40). Et quand tous les acteurs de ce drame oseront défier l’impétueux bourane (tempête de neige), chacun est ramené à sa condition de simple mortel. Dans des paysages enneigés magnifiques, quelques mots s’échappent pour admettre son arbitrage des destinées humaines.
À plusieurs reprises, celui qui prend parfois des airs de desperado traqué jette un pont entre les civilisations primitives vivant sur les deux continents bordant le détroit de Behring. Il brandit même un livre pour opposer sa science rationnelle à celle, plus mystique, de son ennemie. S’il raconte un jour son périple autour du lac Baïkal pour tenter de séduire de futurs associés, il pourra prolonger son stimulant
parallèle en écrivant que dans l’Est sibérien vit une femme qui « aurait été fécondée par un arbre [ayant] pris ses jambes pour voyager » (page 34), une demi-double femme en communion parfaite avec la Nature, chevauchant sur son traîneau aux côtés d’un grand Esprit sous les latitudes circumpolaires.
* : Les Evenks sont un peuple autochtone de la Sibérie, appartenant à l’ethnie Toungouse. Ils vivent aujourd’hui aux confins de la Russie et de la Chine. Ils se caractérisent par leur langue, l’evenk, mais se répartissent entre adeptes du lamaïsme, d’un animisme teinté de chamanisme et de la foi orthodoxe.
La Demi-double femme. Grégoire Bonne (scénario, dessin et couleurs). Mosquito. 80 pages. 18 euros.
Les dix premières planches :