La fin de Vasco : le Moyen Âge perd un ami de 40 ans en bande dessinée
Le décès en 2011 de Gilles Chaillet, créateur de la série, n’avait pas stoppé les aventures de Vasco, reprises au scénario par Luc Révillon. Huit ans plus tard, c’est la logique commerciale qui est fatale à la chronique du jeune banquier lombard, démarrée en 1980 dans le Journal de Tintin. Avec la parution du 30e tome, L’Or des glaces, le rideau tombe sur l’une des rares séries médiévales en bande dessinée. Retour avec Luc Révillon sur cette fenêtre ouverte sur le Trecento.
Cases d’Histoire : Quelle expérience tirez-vous de ces quatre albums de Vasco que vous avez scénarisés ?
Luc Révillon : La reprise d’une série existante peut sembler un carcan qui bride l’écriture. Pour ma part, je l’ai plutôt perçue comme un confort. Je connaissais très bien la série et ses personnages, étant très proche de Gilles et Chantal et ayant déjà écrit, outre les dossiers des intégrales, Le Petit Vasco Illustré et Les mémoires de Voyages. Je ne m’étais pas engagé à faire du Gilles Chaillet, mais à écrire du Vasco, ce qui est légèrement différent ; ne m’étant vu imposer aucun cahier des charges, je savais où étaient les balises implicites, et j’avais la chance que Chantal soit toujours présente pour goûter les pages et ajouter son grain de sel avant qu’elles soient livrées à l’éditeur et à Dominique. Or, elle et moi étions en accord parfait pour développer les rapports entre Vasco, Lorenzo, Tolomeo et Sophie. Ce petit côté « psychologie des personnages » ajoutait à mon plaisir qui réside principalement dans l’écriture des dialogues.
Le découpage est moins excitant ; mais, avec Dominique Rousseau, une fois que nous nous sommes mis d’accord sur le décor et sur l’action qui s’y déroule, il ne m’est pas nécessaire de l’abreuver de fastidieux descriptifs. Il suffit d’aller à l’essentiel et aux éléments qui auront une importance dans les pages ultérieures. Pour ces albums, j’ai toujours découpé et dialogué intégralement le récit avant de le livrer au dessinateur. Nous nous réunissions un ou deux jours, Chantal, Dominique et moi, pour relire l’intégralité du récit, modifier tel ou tel passage, et résoudre les problèmes soulevés. Ceci présentait le double avantage de faciliter le travail ultérieur de dessin et de mise en couleurs et d’entretenir une complicité conviviale que ne facilite pas notre éloignement géographique.
Dans un précédent interview vous avez parlé de votre approche du réalisme historique. Est-ce que vous pouvez aborder la question en ce qui concerne Gilles Chaillet ? Comment voyait-il les choses ?
Le mieux est de donner la parole à Gilles. Je me permets de citer un court extrait des très longs entretiens que nous avions eus Gilles et moi pour le numéro 52 du fanzine Sapristi au printemps 2003. Gilles y évoquait la création de Vasco : « L’historien Léon Homo dans sa Rome médiévale dépeint la grande cité déchue comme un immense décor fantomatique, oublié par le temps et ravagé par ses habitants, un décor lugubre, noir comme la peste et rouge sur fond rouge sang, que traversa Rienzo * tel un météore éclairant la longue nuit médiévale. Un cadre théâtral, un être au destin tragique, il n’en fallait guère plus pour initier ce qui allait devenir une série en bande dessinée. (…) J’avais un sujet original, un cadre dramatique à souhait ; manquait l’essentiel : un héros. Rienzo, personnage central de la saga, ne pouvait remplir ce rôle, puisque ayant une existence historique limitée dans le temps. Impossible de lui faire jouer des scènes qui s’éloigneraient par trop de sa vie réelle. Or la bande dessinée dite « historique » se doit d’être romancée, elle n’a pas à se substituer à un ouvrage d’historien, ce serait prétentieux, difficile à mettre en images et certainement rébarbatif pour un large public.
Le héros est le messager de son auteur ; par son intermédiaire, il permet au lecteur de pénétrer dans le récit, d’y trouver un ami auquel il s’attachera, avec lequel il tremblera, auquel il s’identifiera. L’auteur doit donc esquisser un personnage qui le prolonge et joue son « porte-parole » tout en restant suffisamment consensuel pour que le lecteur puisse, à son tour, entrer dans sa peau. Héros fictif donc, mais aux prises avec de nombreux personnages historiques, comme Rienzo, le pape ou les Colonna, il doit s’ancrer dans son époque afin d’être crédible. Je me souvins alors de ma lecture des Rois maudits de Maurice Druon et du rôle joué par les banquiers dans les affaires politiques à la cour des rois. Un homme, qui travaillerait pour le compte d’une de ces puissantes compagnies, serait le témoin privilégié des événements que je raconte, l’intermédiaire efficace entre mon récit et ses lecteurs. Et, qui plus est, on n’avait jamais rencontré ce type de héros dans une BD jusqu’alors ! »
Avec L’Or des Glaces, on sort de l’Italie et d’une documentation fournie et facile à trouver. Comment fait-on pour se documenter sur la Russie du XIVe siècle ?
J’avais beaucoup aimé Les Barons, épisode de Vasco écrit par Gilles en 1986, qui se déroule en hiver dans la région de Nuremberg. Pour cette dernière aventure de Vasco, qui ne s’appelait pas encore L’or des glaces, je souhaitais que les personnages évoluent également dans des paysages enneigés. Certains lecteurs et l’éditeur souhaitaient que nous réintroduisions le personnage du baron Van Loo. C’est un Flamand, un homme du Nord. Il m’est apparu logique d’en faire le gérant des comptoirs de la Hanse germanique en Russie. En plus de quelques articles puisés dans Le dictionnaire encyclopédique d’Histoire de Michel Mourre et sur le net, je me suis contenté de lire l’ouvrage de Jean-Pierre Arrignon consacré à la Russie médiévale **. J’ai tiré de ces lectures deux modestes pages de notes. Savoir que le Grand Prince Dimitri est jeune, violent, impétueux, qu’il a des démêlés avec le prince de Tver’, que le Kremlin de Moscou, édifié en bois, vient de brûler en 1365 et est reconstruit en partie en pierre trois ans plus tard me suffisait. J’ai également relu le grand Blueberry de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud, Ballade pour un cercueil, et je me suis lancé dans l’écriture du synopsis de cet « eastern » que j’avais envie de lire. La plume de Dominique Rousseau et le pinceau de Chantal Chaillet m’ont permis de retrouver ce plaisir de tourner les pages que m’ont toujours procuré les grands classiques de la bande dessinée d’aventure.
Vasco apparaît presque antipathique en début d’album. C’était important de lui conserver une certaine ambiguïté ?
J’essaie, en écrivant, de m’identifier – au moins un peu – aux personnages du XIVe siècle afin d’être crédible, tout en restant compréhensible aux lecteurs d’aujoud’hui. Vasco est un banquier lombard qui bénéficie du pouvoir que confère l’argent. En accord avec Chantal, j’ai décidé de montrer cet aspect de son personnage qui ne le rend en effet pas particulièrement sympathique. De même, dans cet épisode, il considère que les hommes qui l’escortent sont là pour le protéger lui et son or. En retour de ce travail, ils perçoivent une solde, leurs relations s’arrêtent là. Je n’écris pas des récits identiques à ceux que j’ai pu lire dans les années 1950 dans Tintin ou Spirou, fortement imprégnés de morale chrétienne, où, lorsque les « méchants » mourraient, les « héros » recommandaient leur âme à Dieu. Vasco est certes le
personnage principal de cette série mais, comme les autres protagonistes, il n’est pas toujours « gentil, vertueux, et irréprochable ».
Pourquoi cette série s’arrête-t-elle ?
C’est une décision éditoriale du Lombard. Vous connaissez aussi bien que moi l’évolution du marché ; les ventes des séries sont pour la plupart en chute libre, même celles qui connurent un certain succès. Il y a trente ans de cela, à la grande époque de Gilles, une nouveauté Vasco faisait au moins 50 000 ventes ; aujourd’hui c’est environ cinq fois moins. La BD ne fonctionne plus de la même façon. La BD jeune et grand public « à suivre » n’a plus le vent en poupe. Or, même si je n’écris pas pour un jeune public – Gilles non plus d’ailleurs -, Vasco est toujours plus ou moins catalogué ainsi. Le lectorat adulte, qui n’a pas lu la série autrefois, est peu nombreux à vouloir la découvrir. Il préfère les romans graphiques complets et les one-shots. Or les récits de Vasco que nous avons écrits sont des one-shots et un dyptique, mais inscrits dans une série.
A quel moment avez-vous su qu’il fallait conclure ?
C’était à l’automne 2017. L’Or des glaces était entièrement écrit, découpé et dialogué, et, autant que je m’en souvienne, Dominique Rousseau en avait déjà dessiné quelques planches. Quand il fut certain que la décision éditoriale était irrévocable, j’ai demandé à Gauthier Van Meerbeek, directeur éditorial du Lombard, de nous autoriser huit planches supplémentaires afin d’écrire une « fin de série » digne de ce nom. Ceci nous fut accordé. J’ai d’abord proposé cette nouvelle fin à Chantal. Sa réponse émue nous conduisit à l’envoyer à Dominique puis à Gauthier, qui l’ont approuvée.
Comment termine-t-on une telle série ? J’imagine qu’on souhaite une apothéose. Comment avez-vous abordé la chose, le défi ?
Ni défi ni apothéose, simplement une réelle émotion sans pathos qui transparaît, je l’espère, dans les cinq dernières planches. Je savais depuis vingt-cinq ans où et quand devaient se situer ces ultimes pages ; restait à définir qui et comment. J’ai découvert la série Vasco il y a près de quarante ans alors que naissait notre amitié avec Gilles et Chantal. Clore cette série avec Chantal et Dominique est un honneur, mais nous aurions de loin préféré la poursuivre.
Pourquoi avoir sorti un Hors-Série ? Et pourquoi avoir choisi de focaliser sur Venise en rééditant Ténèbres sur Venise accompagné d’un dossier ?
Le Hors-Série Vasco a été proposé au Lombard et accepté avant que soit décidé l’arrêt de la série. Pour les trente ans de l’album Ténèbres sur Venise, édité en 1987, j’ai suggéré à Gauthier de rééditer l’album, accompagné d’un volumineux dossier richement illustré apportant des précisions non seulement sur le travail de Gilles et ses sources, mais aussi sur le contexte historique de la Sérénissime en avril 1355, époque à laquelle se déroule cette aventure de Vasco. Ténèbres sur Venise, fait partie de mes Vasco préférés. Gilles y est au sommet de son art graphique. La première planche, dont Gilles et Chantal me firent cadeau avec sa mise en couleur, est un modèle de découpage et de composition que j’avais déjà analysé en 1998, à la fin de Mémoires de voyages. Gilles m’avait également fait l’amitié de me demander de préfacer le tirage de luxe de Ténèbres sur Venise, publié par Le Lombard en 1987. Enfin, non seulement je connais bien cet album de Gilles, mais j’adore déambuler dans Venise. Au prétexte d’y faire quelques repérages complémentaires, ce fut un réel plaisir d’y passer cinq jours au printemps 2017 avec Chantal, mon épouse, ma petite-fille et un ami.
Ce livre à l’origine devait sortir conjointement à I Pittori. Comme ce n’était techniquement pas possible, il fut d’un commun accord décidé d’attendre L’Or des glaces pour publier ensemble les deux albums et créer un petit événement autour de la fin de Vasco. Ce livre est un hommage à Gilles et à son amour de l’Italie. J’ai eu envie de prolonger le plaisir du lecteur avec une promenade dans cette ville, son histoire, son architecture, ses peintres… montrer comment Gilles a créé une Venise plausible mais fantasmée à travers les quelques éléments historiques dont il disposait. Poursuivre la flânerie à Venise, Vasco sous le bras. La plus belle et émouvante critique que je pourrai jamais en lire vient d’un SMS de Chantal Chaillet : « C’est un livre magnifique. Où que soit Gilles, il doit être ravi de cet ouvrage. Je le vois bien le feuilleter avec son petit sourire en coin de satisfaction. Merci Luc. » Il convient d’associer à ce compliment la maquettiste Rebekah Paulovich qui a effectué un travail remarquable. Elle a sa part dans le plaisir que peut éprouver le lecteur en parcourant cet album.
Il y a des portes laissées entrouvertes pour des suites. C’est un fol espoir ?
Gilles le premier m’emmena littéralement dans les aventures de Vasco où, en 1988, j’apparus sous les traits de l’abominable inquisiteur Eudes de Beaufort. Un private joke en appelant un autre, ce fut le début d’une « collaboration parallèle » à la série avec Le Petit Vasco illustré en 1994, avant d’autres. Après le décès de Gilles, Chantal me demanda de reprendre avec elle le scénario de la série. Merci à elle de cette confiance, et de son talent de coloriste qui s’épanouit sur les superbes planches de Dominique Rousseau. Pour ce qui est de l’avenir, Gilles, Chantal, Dominique et Vasco sont des amis, et je n’ai jamais fermé ma porte à mes amis.
* : Cola di Rienzo (1313?-1354), d’origine modeste mais ayant reçu une éducation soignée, le garçon voue rapidement une passion dévorante à la Rome Antique au point de vouloir restaurer la République. Rienzo est peut-être visionnaire, certainement névrosé et manipulé, et cette passion pour Rome le conduisit à tous les excès et à sa perte. Cf. la notice biographique sur Rienzo dans Gilles Chaillet, Luc Révillon, Le Grand Vasco illustré, Vasco Intégrale, livre 7, Le Lombard, 2010, p.183.
** : Jean-Pierre Arrignon, La Russie médiévale, Les Belles Lettres, 2003.
Vasco T30 L’Or des glaces. Luc Révillon (scénario). Dominique Rousseau (dessin). Chantal Chaillet (couleurs). Le Lombard. 56 pages. 12,45 €
Vasco – Ombres et lumières sur Venise. Luc Révillon et Gilles Chaillet (scénario). Dominique Rousseau (dessin). Chantal Chaillet (couleurs). Le Lombard. 120 pages. 14,99 €
Vasco sur Cases d’Histoire :
Entretien avec Luc Révillon pour la sortie du Tome 28 I Pittori
Entretien avec Luc Révillon pour la sortie du Tome 29 Affaires lombardes