La Malinche, Celle qui parle, un destin forgé par la langue qui divise le Mexique
Celle qui parle est le premier roman graphique personnel de l’autrice espagnole Alicia Jaraba, après Les Détectives du surnaturel (Jungle) et de L’Onde Dolto (Delcourt). Il a pour sujet la vie de la Malinche, Malintzin, Malinalli ou doña Marina, traductrice, amante de Hernán Cortés. Laissée dans l’ombre du conquistador dans les livres d’Histoire, elle joua pourtant un rôle fondamental dans la Conquête du Mexique.
Son nom en langue náhuatl, parlée par les Aztèques, était Malintzin ou Malinalli. Fille du cacique de Painala, elle passe les premières années de sa vie dans la zone sud-est de l’État de Veracruz, près de l’actuel Coatzacoalcos. Son père meurt alors qu’elle n’est qu’une enfant et sa mère, Cimatl, se remarie avec un autre cacique, Mixtle, dont elle aura un fils et qui sonnera le début des malheurs de Malinalli. Son beau-père la vend sur un marché d’esclaves et elle se retrouve au service du cacique de Potonchán. Après avoir passé son temps à ramasser le maïs et brûler les excréments, elle est offerte à Hernán Cortés à l’issue de sa victoire, en compagnie de 19 autres esclaves. Donnée à l’un de ses soldats par Cortés, elle deviendra par la suite traductrice puis amante du conquistador.
Bernal Díaz del Castillo qui accompagnait Cortés, la décrivait en ces termes : « C’était bien réellement une grande dame, fille de grands caciques, ayant possédé des vassaux ; et certes, on s’en apercevait bien à sa belle prestance. Comme doña Marina était de bel aspect, insinuante et fort alerte, [Cortés] la donna à Hernandez Puertocarrero, que j’ai déjà dit être de bonne race » (1). Baptisée, elle reçoit le nouveau nom de Marina. Etrangère autant parmi les Espagnols que parmi les siens, elle perd sa culture. Pour autant, elle devient une grande dame (Doña Marina) respectée pour son intelligence et sa maîtrise des langues. Mais comme l’écrit l’autrice mexicaine Elisa Queijeiro, « L’image de Doña Marina fut déformée au fil de l’histoire, de femme admirée au XVIe siècle par les Indigènes et les Espagnols, elle devint une femme traîtresse quand nous les Mexicains nous cherchions un bouc émissaire sur qui rejeter notre douleur d’avoir été conquis » (2)
Véritable personnage historique, figure de la femme amérindienne, femme politique avant l’heure, respectée et sans doute jalousée, elle porte sur ses épaules tout le poids de l’histoire du Mexique, responsable de tous les maux de la nation pour les inventeurs du « malinchisme » qui lui reprochent d’avoir porté les enfants du métissage et d’être en partie responsable de la Conquête. Traductrice, amante, mère du fils de Cortés, elle est devenue l’éternelle pécheresse.
« Selon l’Académie mexicaine de la langue, ce mot [le malinchisme] qui désigne “l’attitude de celui qui montre de l’attachement à l’étranger en dénigrant ses origines”, fait référence à “la Malinche”, surnom que les indigènes auraient attribué à la jeune femme qui aida les conquistadors à faire tomber l’empire aztèque en 1521. À l’occasion des 500 ans de la victoire définitive des troupes d’Hernán Cortés, [le quotidien mexicain] Milenio revient sur l’origine de ce terme, “concept machiste, erroné et malintentionné” qui fait “reposer la responsabilité entière de la Conquista sur les jeunes épaules de Marina”. (3)
Cela étant, l’intérêt de la bande dessinée d’Alicia Jaraba est justement d’observer ce personnage éminemment polémique encore aujourd’hui sous un autre aspect, loin de l’image de sorcière et traîtresse que nous avons coutume de voir. L’autrice nous montre un chemin bien plus tortueux, bien plus complexe que celui que dessinent les partisans du « malinchisme » et se centre davantage sur la question du choix et de la destinée. Elle remet en cause une vision manichéenne qui simplifie à l’extrême le rôle de l’une des grandes femmes de l’Histoire. Alicia Jaraba nous offre un récit qui s’inscrit en contre-poids d’une longue tradition que dénonce en ces termes le quotidien Milenio : “ Décrire Marina comme une esclave dont Cortés aurait fait son amante éclipse le rôle véritable qu’elle a joué dans la Conquête, en tant qu’interprète, confidente et conseillère du capitaine ” (4).
Alicia Jaraba nous montre une femme forte face aux vicissitudes de la vie et revendique un pouvoir qui était bien souvent refusé aux femmes : celui de la parole. Son plurilinguisme lui permit de devenir le chaînon manquant dont avait besoin Cortés pour mener à bien sa conquête, mais il lui permit aussi, sans doute, d’en faire une conquête moins sanguinaire puisqu’elle connaissait les us et coutumes des peuples originaires du Mexique. Et par la force de ses mots, elle devint la Malintzin, « celle qui parle ». Elle devint le visage et la voix de Cortés, mais également la mémoire et l’incarnation de toutes ces femmes indigènes qui étaient alors considérées comme des tributs destinés à sceller des alliances ou plutôt des allégeances, notamment sur le plan religieux, comme cela est montré dans la bande dessinée : « On ajouta grand nombre d’autres vérités qu’il convenait de dire au sujet de notre sainte foi. On leur dit encore que s’ils voulaient être nos frères et se lier avec nous d’une amitié véritable, s’ils voulaient aussi que nous prissions plus volontiers leurs filles pour leur donner le titre de nos femmes, ils devaient abandonner au plus vite leurs mauvaises idoles et adorer Dieu Notre Seigneur comme nous l’adorions nous-mêmes » (5).
Ce roman graphique jouit d’une grande force et parvient à capter l’attention de son lecteur avec aisance. On suit les pas et les aventures, ou mésaventures, de la Malinche avec intérêt sur la toile de fond de la conquête, avec des ouvertures de chapitre qui fonctionnent comme un résumé de la vie et du destin de la jeune femme. On suit les cinq actes d’une tragédie où les langues viennent symboliser les grands nœuds d’une histoire individuelle, mais aussi de l’Histoire d’un continent : la langue popoluca qui incarne la famille, le bonheur ; la langue náhuatl qui représente la guerre, la domination, la mort, mais aussi les prémices d’un pouvoir, celui de parler ; la langue maya, langue de l’esclavage, de la soumission, de la nécessité d’obéir et de se taire ; l’espagnol, ambivalent, source du malinchisme avec les trahisons et la conquête, mais aussi de l’émancipation de Malinalli avec un mot central « no », « non ». La langue devient cet outil, cette arme qui va lui permettre de devenir une figure centrale, bien que méconnue, de l’Histoire du XVIe siècle.
D’un point de graphique, l’œuvre d’Alicia Jaraba est très réussie. On prend grand plaisir à errer entre les cases, à s’arrêter sur certaines double planches, à revenir sur quelques bandes. Les couleurs s’adaptent et suivent les péripéties du récit : « En ce qui concerne la palette graphique, j’ai essayé de faire en sorte qu’à chaque fois, elle transmette les émotions dont la scène a besoin, précise Alicia Jaraba. Il y a des scènes très rouges et très sanguinaires, alors que d’autres sont plus tranquilles et agréables. Les ocres, quant à eux, vont plutôt illustrer la sécheresse… » (6) . On peut également souligner le travail de documentation qu’a mené l’autrice afin de coller le plus possible à la réalité d’une époque, ou du moins à la représentation que nous nous faisons d’une époque. « Il faut donc se documenter, poursuit Alicia Jaraba, mais il a aussi fallu que j’invente un peu. J’ai pu voir des vêtements de caciques dans les musées, et il y aussi une série Malinche qui est très juste et fidèle. Je me suis inspirée de tout cela, car bien évidemment les vêtements d’un cacique, d’un esclave ou d’un guerrier n’ont rien à voir. Les Mayas, les Aztèques ou les Mexicains ne s’habillent pas de la même façon et chez les Espagnols, la problématique est la même : un noble n’a rien à voir avec un valet. J’ai aussi beaucoup observé une BD qui s’appelle Le Serpent et la lance. Hub y a réalisé une superbe recréation graphique de Tenochtitlan » (7).
Loin d’un manichéisme habituel au Mexique, l’autrice espagnole retrace la vie d’une figure historique, méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique, polémique et clivant de l’autre. La conquête sert de toile de fond à la reconstruction d’un destin hors du commun qui contribua à modifier le cours de l’Histoire, une femme charismatique, courageuse, intelligente et audacieuse.
(1) : Bernal Diaz del Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle- Espagne, Paris, La
Découverte, 2 vol., 1980
(2) : “Doña Marina fue desdibujada en la historia, de ser una mujer admirada en el siglo XVI por indígenas y por españoles, pasó a ser una mujer traidora cuando los mexicanos buscamos un chivo expiatorio a quien echarles nuestro dolor de haber sido conquistados”, Elisa Queijeiro,
(3) : Sur Courrier International
(4) : Sur Courrier International
(5) : Bernal Diaz del Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle- Espagne, Paris, La
Découverte, 2 vol., 1980
(6) : Sur lecteurs.com
(7) : Sur lecteurs.com
Celle qui parle. Alicia Jaraba (scénario, dessin et couleurs). Grand Angle. 216 pages. 24,90 euros.
Les dix premières planches :