L’arme aérienne durant la Guerre d’Espagne à travers les BD francophones (4/4 Erreurs et bizarreries)
Pour conclure ce dossier en quatre parties sur l’aviation militaire pendant la Guerre d’Espagne à travers la bande dessinée, attardons-nous maintenant sur un certain nombre d’observations de dissemblances entre les images des bande dessinées et ce que nous savons des détails historiques.
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On peut dire qu’il y a deux manières d’aborder l’Histoire dans les bandes dessinées, ou dans bien d’autres domaines qui ne sont pas ceux des sciences humaines. La première manière est très exigeante sur l’historicité des décors, des objets et des situations. On pourrait la qualifier de « reconstitutive », un peu comme ces personnes qui, pour des occasions souvent festives, reconstituent avec minutie des situations ou des évènements du Moyen Âge ou de la Seconde Guerre mondiale. En en ayant beaucoup rencontré à une période, j’en connais qui sont très forts sur certains domaines matériels. Et puis, il y a une seconde manière, qui chronologiquement est antérieure à la première et que je qualifierais d’« émotionnelle ». Pour ceux qui sont dans cette façon de voir les choses, le plus important est la valeur émotionnelle ou sentimentale du récit ou des situations. Ils vont donc se préoccuper beaucoup moins de l’exactitude historique de l’environnement que de l’action romanesque, quitte à produire des invraisemblances historiques. C’est dans le domaine qui nous occupe, que nous allons maintenant voir ce phénomène des erreurs et des bizarreries.
Pour les passer en revue, nous allons suivre non plus l’ordre chronologique des évènements de la Guerre d’Espagne, mais celui des parutions des BD. Donc en premier lieu, les aventures de Louis la guigne, qui à deux reprises doit affronter les attaques des Junkers 87 les célèbres Stukas. A chaque fois la représentation et les actions de ces bombardiers en piqué amènent à constater deux invraisemblances.
Tout d’abord dans le décor des appareils. Dans les albums de Giroud et Dethorey, les cocardes et la peinture des avions sont celles de la Luftwaffe : croix noires carrées sur les ailes et le fuselage, croix gammée sur la dérive et peinture couleur feldgrau (vert foncé). Alors que le décor des avions franquistes était très différent : cocardes d’ailes noires avec (ou sans) une croix de St André blanche sur les ailes et sur le gouvernail de direction, croix de St André noire sur fond blanc, peinture couleur grise ou camaïeu de sable, marron et vert tendres. Les appareils de la Légion Condor n’auraient pas pu avoir le décor de la Luftwaffe, car la fiction – l’hypocrisie – politique était que l’Allemagne nazie n’intervenait pas officiellement en Espagne. Dans cette optique, il n’y avait que des « volontaires » allemands et leurs appareils étaient « vendus » aux Franquistes.
Deuxième erreur : ces Stukas sont montrés effectuant des mitraillages soit en mer soit au sol. Alors que comme l’explique Roman le pilote soviétique de Double 7 : « Heureusement que ces Stukas n’emportent généralement qu’une seule bombe et ne mitraillent pas le sol ».
Peut-on expliquer d’où viennent ces deux invraisemblances ? En fait, nous avons là un bon exemple de « recouvrement » d’une réalité antérieure par un souvenir plus récent. L’image du Stuka qui est présentée ici est en réalité celle qu’on a vue et redoutée dans le ciel de France durant l’exode de mai-juin 1940. Pourtant, les mitraillages étaient le fait d’autres avions, comme les Messerschmitt ou les Focke-Wulf, mais dont les noms étaient sans doute moins faciles à mémoriser que Stuka ! Cette image est donc restée dans la mémoire et vient se plaquer sur celles des attaques aériennes de la Guerre d’Espagne. Ce fait est d’autant plus décelable que des photos de Stukas de mai-juin 1940 ont visiblement inspiré les dessins de Dethorey.
Plus près de nous en 2013, la même erreur sur les cocardes se répète dans les dessins d’Eddy Vaccaro qui évoquent la destruction de Guernica.
Même genre d’invraisemblance dans Promenade des Canadiens, de Carlos Guijarro, une parution de 2016 : la représentation du mitraillage par des avions franquiste des réfugiés fuyant Malaga à la suite de la prise de la ville le 8 février 1937. Tout d’abord, ce sont des Stukas qui sont représentés comme opérant le mitraillage, ce qui est contradictoire avec ce que nous avons exposé plus haut. Mais en plus, les tracés des balles sont matérialisés par des lignes divergentes horizontalement ou verticalement venant toucher les victimes, ce qui est impossible car des tracés des balles de mitrailleuses d’avion suivent des lignes rigoureusement parallèles ! Mais il fallait biens montrer à cause de qui « le sang était rouge ».
Et nous terminerons en examinant ce qui n’est pas une invraisemblance, mais simplement une bizarrerie. Dans Max Fridman, un Savoie-Marchetti 79 italien bombarde un village, où se trouve un dépôt de munitions républicain. L’explosion qui en résulte a été traitée par Giardino en rouge, jaune et violet. Mais ne sont-ce pas là les trois couleurs du drapeau républicain espagnol ?
Conclusion : « Tapis de bombes »
Pour conclure, revenons un peu sur la phrase dans Double 7 sur le bombardement de Madrid : « Comme presque chaque jour désormais, l’intrépide Légion Condor écrase vaillamment Madrid assiégée sous un tapis de bombes ». L’expression « tapis de bombes » nous semblait être née lors de la bataille de Normandie en juillet 1944, où les Américains utilisèrent cette technique pour enfoncer les lignes allemandes et opérer ce qu’il a été convenu d’appeler « La percée d’Avranches »
Or, d’après l’article de Wikipédia sur le « tapis de bombes » ou « bombardement de saturation », il semble que cette méthode de destruction de l’ennemi ait été inventée lors de conflits coloniaux de l’Entre-deux-guerres, pour réduire les révoltes des populations colonisées. Ce fut le cas lors de la Guerre du Djébel Druze (Syrie sous mandat français) en 1924-1927 et la Guerre du Rif (Maroc du nord, où Franco s’illustrât) en 1921-1926 ou même durant la campagne italienne d’Ethiopie de 1935-1936. Le premier bombardement par tapis de bombes en Europe sera la destruction de Guernica. Ce qui semble démontrer la justesse de l’expression d’Aimé Césaire : « Le fascisme, ce sont les méthodes coloniales appliquées à la métropole ».
Double 7. Yann (scénario). André Juillard (dessin). Dargaud. 72 pages. 16,95 euros.
Max Fridman – No Pasaran Intégrale T3 à 5. Vittorio Giardino (scénario et dessin). Glénat. 167 pages. 30 euros.
Espana la vida. Maximilien Le Roy (scénario). Eddy Vaccaro (dessin). Anne-Claire Jouvray (couleurs). Casterman. 128 pages. 25 euros.
Promenade des Canadiens. Carlos Guijarro (scénario et dessin). Steinkis. 116 pages. 18 euros.