L’Armée de l’ombre, l’armée du mal sur le front de l’Est
Les Éditions Paquet viennent de sortir le troisième volume de la série d’Olivier Speltens, l’Armée de l’ombre, Terre brulée. L’armée allemande commence à subir revers sur revers. Les Soviétiques reprennent peu à peu le contrôle de l’offensive et la peur change de camp. Ce qui faisait la force des premiers volumes est toujours là ; Olivier Speltens parvient à nous emporter dans le conflit, en le racontant du côté allemand, du côté des méchants, mais il réussit à rester à la bonne distance. Ce que font ces soldats est abominable, criminel et dans le même temps, ils ont froid, ils ont peur, ils se battent et meurent. Sans les excuser ou les dédouaner de quoi que ce soit, l’auteur nous livre la face inconnue d’une guerre que nous connaissons pourtant bien. Nous avons rencontré Olivier Speltens pour en savoir plus sur son travail.
Pourquoi avoir choisi un tel sujet ?
La Seconde Guerre mondiale est un sujet qui m’attire depuis fort longtemps. J’ai commencé par des maquettes d’avions quand j’étais enfant, puis d’autres choses. Adulte, j’en suis venu à m’intéresser à tous les aspects de la guerre, sur terre, sur mer, dans les airs et je me suis dit pourquoi ne pas associer ma passion et mon métier.
La guerre a été abominable, elle a été particulièrement terrifiante sur ce front de l’Est, l’armée allemande s’est rendue coupable des pires crimes. Pourquoi choisir précisément comme sujet l’armée allemande sur ce front ?
D’abord parce que je trouve que c’est un sujet peu traité en BD, et c’est un des fronts les plus importants du second conflit mondial. Sans la guerre à l’Est, que les Allemands ont déclenché en juin 41, le futur n’aurait pas été tel que nous le connaissons.
Ensuite, j’ai lu beaucoup de choses sur ces épisodes, et ce qui revient tout le temps dans les récits allemands, c’est la guerre à l’Est. Ce front a monopolisé au moins 90% de leur armée, c’est ce qui les a marqués. Partir à l’Est était vraiment considéré comme une catastrophe.
Comment réagit un éditeur quand vous lui proposez un sujet qui peut être borderline ?
C’est pas toujours évident, c’est vrai, mais mon but n’est pas de choquer, de heurter la sensibilité de qui que ce soit ou de faire l’apologie de l’armée allemande, mais simplement de raconter une histoire. Au final, trois éditeurs étaient intéressés en voyant le dessin des trois premières planches et le synopsis du premier volume. Un éditeur m’a dit que le dessin lui plaisait mais qu’il n’avait pas d’affinités avec les héros allemands de ce type. Les éditions Paquet m’ont répondu très vite. J’ai envoyé mon projet le vendredi, et le lundi Pol Beauté m’a rappelé pour dire que Paquet était preneur.
Quelles sources avez-vous utilisées pour raconter cette histoire ?
Pour bien raconter ce genre d’histoires, il faut consulter beaucoup de documentation et la documentation disponible est énorme. J’ai d’ailleurs mis une bibliographie très allégée au début des albums. Après, il faut faire le tri, pas forcément dans les livres eux mêmes mais dans leur contenu. Quand on a dans les mains les livres de Paul Carrel ou de Guy Sajer, il faut bien connaitre la période pour être en mesure de faire la part des choses. Dans ces récits d’anciens combattants engagés avec l’armée allemande, dès que le soldat allemand est présenté sous un jour favorable, qu’on met en avant sa bonté, son esprit chevaleresque, ces bouquins sont suspects. Mais il ne faut pas les rejeter en bloc, il y a beaucoup de détails, des ambiances véridiques, les descriptions de batailles sont bien racontées avec beaucoup d’informations.
Une des clés de la réussite de cette série tient dans l’équilibre que vous respectez entre la réalité historique, un regard distancié et une certaine humanité.
La difficulté est de raconter ces épisodes en essayant d’éviter le manichéisme. Au niveau collectif, les Allemands se sont conduits de façon ignoble et révoltante durant cette guerre après quand on descend au niveau des individus, les choses se compliquent. Je m’intéresse à d’autres conflits. J’ai lu pas mal de témoignages de soldats américains durant la guerre du Vietnam, ou sur la guerre du Pacifique, on pourrait les rapprocher des témoignages des soldats allemands sur le front de l’Est. Il faut bien saisir qu’ils n’étaient pas constamment plongés dans les problèmes idéologiques. J’ai mis en scène des soldats fanatiques pour dresser un tableau le plus proche de la réalité mais les autres étaient avant tout préoccupés par leur survie. C’est le sujet principal des discussions, des lettres qu’ils écrivaient…
Je cherche à montrer ce que la guerre implique pour la psychologie des personnages. Les grands mouvements de troupes, le nom des généraux sont passés au second plan car d’une part je ne raconte pas la Seconde Guerre, et d’autre part car les soldats ignoraient tout ça. C’était très loin de leurs préoccupations quotidiennes. En revanche, le front, la faim, la boue, la trouille, l’horreur face à ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils ont fait, m’intéressent plus. J’essaie de me mettre à la place de ces hommes, bien que ce soit impossible, heureusement, pour dessiner au plus juste et que le lecteur ressente les mêmes choses que moi. Même si je le redis, le contexte dans lequel je vis est différent, je n’ai aucune sympathie pour ce régime, et il est donc difficile de me mettre dans la peau de ces hommes. Écrire cette histoire m’oblige à imaginer ce que j’aurais fait, comment j’aurais réagi à ce moment là, à cet endroit là devant des ordres ignobles comme brûler un village au début du tome 3. Est-ce que j’aurais refusé, avec les conséquences d’un tel choix ou est-ce que je l’aurais fait en fermant mon esprit ? Après, ce que je ne sais pas, c’est comment on vit avec ça dans la tête si on en revient.
Mon but est, à travers cette histoire, de proposer une réflexion sur la guerre vue au niveau du troufion de base. Dans un des tomes, un des Allemands dit à ses camarades que les Russes en face vivent la même chose. Qu’ils ont froid, faim, peur. C’est ce que disent les GI au Vietnam qui patrouillent dans la jungle. Attention, les Allemands sur le front de l’Est, l’ont bien cherché. Ce sont des agresseurs qui ont mis le pays à feu et à sang, mon propos n’est en aucun cas de dédouaner ces hommes et le régime qu’ils servaient.
Une autre réussite de cette série tient dans les ambiances.
C’est clairement une des difficultés de cette série. Par exemple, pour le froid. Quand on dit “il fait froid”, comment retranscrire les sensations des personnages par -40° ? C’est vraiment une question de vie ou de mort. Pol m’a demandé un jour de sortir dehors, à Bruxelles en tee-shirt en plein hiver pour approcher, un peu, le sujet (rires), pour bien dessiner cette sensation et surtout pour que le lecteur la ressente. Après soyons sérieux, j’étais très loin des conditions de la guerre à l’Est. Mais Pol a fait un gros travail avec moi en me demandant de rajouter de la buée, de la neige ou du blizzard. Maintenant nos discussions sont de plus en plus courtes, c’est qu’il doit avoir assez froid à la lecture des planches (rires). Je dois dire que grâce à tout cela j’ai beaucoup évolué au fil des volumes, j’espère que le lecteur le voit. Mon dessin a beaucoup progressé.
C’est aussi une bande dessinée très bruyante, le lecteur est particulièrement bien plongé dans le vacarme de cette guerre.
Pourtant il n’y pas ou très très peu d’onomatopée. Le lecteur imagine lui même les bruits, je l’oriente avec des détails de visage, de regard, de découpage. Il se fait la bande son avec ce qu’il connait déjà. Il recrée tout seul le bruit et les vibrations d’un canon de 88 en action.
Pourriez-vous m’expliquer le choix du titre. L’Armée de l’Ombre fait plutôt référence au film de Melville sur la Résistance, L’Armée des Ombres.
Pour moi l’armée de l’ombre, c’est l’armée du mal. C’est aussi l’ensemble des soldats qui ont été sacrifiés et se sont retrouvés peu à peu dans une armée qui devient de plus en plus fantomatique.
Quelle est la place des soldats russes dans la série ? Ils sont toujours là sans qu’on les voit vraiment.
Je l’ai écrit comme ça dans un souci de replonger le lecteur à la place du soldat allemand. Ce sont les personnages dont ils ont le plus peur d’autant qu’ils ne les voient pas beaucoup, ils ne les côtoient pas vraiment. Il fallait montrer l’Armée rouge comme une armée mythique. D’un coup, ils sortent du brouillard après une préparation d’artillerie en ne jurant que par la mort du soldat allemand.
Est ce que vous vous fixez des limites à ce que vous pouvez dessiner ?
Oh oui, j’ai lu tellement de choses horribles dans les témoignages, dans les livres d’histoire sur ce front, que j’aurais du mal à les dessiner. C’est une violence psychologique de dessiner l’horreur mais je crois aussi que le lecteur n’a pas envie de voir un type ouvert en deux, on peut dire beaucoup de choses sans trop en montrer. Trop d’horreur banalise l’horreur dans le récit. C’est plus percutant de trouver le bon moment pour la montrer. Le volume 3 commence par une scène de terreur, un village est brûlé au lance flamme, les habitants sont tués et une femme est violée. Ça dure six planches, c’est suffisant pour décrire les personnages et rappeler le contexte. Ça suffit aussi pour montrer au lecteur pourquoi les Russes sont dans cette rage et donc pourquoi les Allemands ont si peur de les voir arriver sur eux.
Dernière question : les personnages ont-ils existé ?
En tant que tels, non. Ils sont sortis de mon imagination, en revanche ce qu’ils vivent est réel. Les situations proviennent de témoignages que j’ai lus et que je replace.
Et alors que deviennent-ils à la fin de la guerre ?
Il suffit de lire un livre d’histoire pour savoir la fin de l’histoire (rires), je ne peux pas dévoiler qui va survivre, ce qu’il vont faire. Mais je ne les abandonnerai pas au dernier coup de fusil. On saura ce que deviennent ceux qui s’en sortent après la guerre. Laissons le suspens agir…
L’Armée des ombres. Terre brûlée. Olivier Speltens (scénario et dessin). Editions Paquet, 48 pages, 14,00 euros.