Le château de mon père : Versailles ressuscité grâce au travail d’un conservateur passionné
Régulièrement classé parmi les destinations touristiques les plus prisées en France, le château de Versailles n’a pas traversé ses bientôt quatre siècles d’Histoire sans soubresauts. À l’occasion et en complément d’une exposition* qui s’achève, Maïté Labat, Jean-Baptiste Véber, Stéphane Lemardelé et Alexis Vitrebert mettent l’accent sur la période 1887-1920, années pendant lesquelles Pierre de Nolhac contribue puis préside au retour en grâce du monument. Homme de devoir, passionné d’Histoire, travailleur infatigable et habile tacticien, ce fonctionnaire méritait bien qu’un de ses fils raconte Le château de [s]on père, en n’omettant pas de dire ce que cette passion dévorante coûta à sa famille.
Du modeste pavillon de chasse voulu par Louis XIII (1623) jusqu’au symbole actuel du rayonnement culturel français dans le monde, le château de Versailles a connu tout à tour la gloire, le rejet et l’oubli et une résurrection. Il est entré dans l’Histoire de France et dans l’imaginaire collectif en tant que lieu du pouvoir monarchique absolu et de la toute-puissance louis-quatorzienne. La force du symbole est telle que tous les régimes politiques qui se sont succédés après 1789 ont dû se positionner quant à l’utilisation d’un tel instrument de gouvernance. Évidemment délaissé en tant que « capitale » administrative, le château opère une mue singulière et revient dans la lumière à plusieurs reprises avant qu’une IIIe République « assez solide pour assumer son passé royal » ne l’agrège habilement au patrimoine national (dixit Anatole France, p. 26).
Parce qu’il était politiquement stupide pour Napoléon Ier et, a fortiori, pour les frères cadets de Louis XVI, d’envisager Versailles comme lieu de leur pouvoir, c’est Louis-Philippe Ier qui redonne un rôle de premier plan au site. En 1837, le Roi des Français décide ainsi la création d’un musée dédié « à toutes les gloires de la France » – dont la célèbre « galerie des Batailles » qu’il conçoit personnellement. Le projet est moins esthétique que politique : il s’agira d’y exposer des tableaux commandés à des artistes contemporains pour légitimer et populariser le nouveau pouvoir orléaniste. Premier effet de cette décision : les œuvres encore présentes dans les murs doivent être remisées au grenier (ainsi les portraits des filles de Louis XV par Nattier (1685-1766), retrouvés presque accidentellement, p. 49). Cette utilisation du château en mode muséal le plonge doucement dans une torpeur inévitable, car la fréquentation d’un tel endroit excentré se cantonne à quelques visiteurs locaux ou à des nostalgiques de la splendeur du Grand Siècle. Sous le Second Empire, l’Impératrice Eugénie, en empathie avec l’épouse exilée Marie-Antoinette, attire l’attention sur le château et parvient à faire réintégrer une partie de son mobilier dispersé à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867.
Si Versailles parvient à échapper à la disgrâce après l’épisode tragique de la Commune de Paris et l’humiliante proclamation du Reich le 18 janvier 1871 dans la Galerie des Glaces, il le doit peut-être à l’édification du Sacré-Cœur. Dès 1871 en effet, cette église voulue pour purifier les péchés de la France (programme ultra-laïque des communards, impuissance à délivrer le pape piégé dans Rome par la réunification italienne) devient le symbole assumé de la réaction royaliste et catholique. Par l’amendement Wallon de 1875** et suite à l’échec définitif d’une restauration monarchique en 1877***, la République conforte lentement son implantation. Elle n’a aucun plan pour un château aussi connoté. C’est donc un « bel endormi » qu’un jeune attaché de conservation va s’évertuer à sortir de sa léthargie.
Célébré comme un sauveur par les actuels responsables du château****, Pierre de Nolhac n’imaginait sans doute pas accomplir une telle mission. Né en 1859 à Ambert (Puy-de-Dôme), bon catholique, spécialiste de Pétrarque sur lequel il soutient une thèse en Sorbonne en 1891, il lorgne vers l’École de Rome mais n’obtient, en second choix, qu’un poste d’attaché de conservation au château de Versailles. Les auteurs de l’album n’invoquent ni une illumination ni un coup de foudre entre l’homme et le lieu. Ils racontent seulement avec minutie et sans parti pris comment un homme, seul à la tâche au début, va redonner lustre et popularité à ce qui deviendra « son château ». Passionné d’Histoire, il entre dans son sujet par la porte de ses plus illustres anciens locataires. Il effectue et publie de nombreuses recherches sur Marie-Antoinette (la première en 1889 !). Infatigable travailleur, il doit affronter une coalition hétéroclite incapable d’insuffler le moindre projet pour faire briller ce joyau patrimonial. À force de volonté et de patience, Nolhac triomphe de son premier supérieur hiérarchique (le peintre Charles Gosselin, pour qui Versailles n’est qu’une sinécure), des architectes des Monuments Historiques se chargeant à leur manière de « restaurer » la statuaire des jardins, des gardiens réfractaires au changement (à l’exception du fidèle Eugène Déziles), des riverains s’érigeant en défenseurs scrupuleux du vrai château (c’est-à-dire de ce qu’en a fait Louis-Philippe à partir de 1837) et de l’administration supérieure enfin (sous-secrétariat aux Beaux-Arts, rue de Valois).
Malgré son profil plutôt classique, Nolhac va innover au moins sur deux points. Il a d’abord l’intuition qu’un bon réseau de fidèles, convertis à la cause du château, peut démultiplier ses efforts solitaires. Dans l’un de ses Nouveaux contes publiés en 1893, Émile Zola a dépeint Versailles comme « agonisant » et « menacé par la ruine ». À ce phare de la littérature nationale, il faut opposer le rouleau compresseur de la presse et la fine fleur de la critique littéraire : Anatole France. D’autres journalistes (Philippe Gille, du Figaro), des artistes (Puvis de Chavannes, Rodin), bientôt des mécènes étrangers (le magnat américain de la presse James Gordon Bennett) prennent le relais. Il a ensuite une idée aussi simple que géniale : créer des événements ayant le château pour théâtre ou source d’inspiration. Ce sera l’exposition de 1893 consacrée aux portraits de Nattier retrouvés dans les réserves du musée et mises au rencart à cause du projet de 1837, puis l’inauguration du Palais Rose (inspiré du Grand Trianon) du comte et de la comtesse de Castellane en 1902 ou celle du Trianon Palace en 1910. Mais son chef d’œuvre tactique décisif, celui qui le signala en haut lieu d’une République revancharde et ambitieuse, fut sans doute l’accueil de l’impératrice allemande en février 1891 et l’évitement opportun au moment de fouler en sa compagnie la Galerie des Glaces, théâtre vingt ans plus tôt de la naissance du Reich. Quand le tsar Nicolas II est accueilli en grande pompe cinq ans plus tard, Versailles est déjà redevenu un outil de prestige au service de la diplomatie républicaine.
Pour se dédouaner de toute suspicion hagiographique, les scénaristes de cet album n’ont pas omis de montrer l’homme privé, et la lente désagrégation d’une famille que le malheur n’épargne pas mais dont le chef invoque à chaque fois ses obligations professionnelles passant avant tout le reste. Des cinq enfants du couple, deux meurent en bas âge au château (Frédéric en 1891 et François en 1898). Alix, épouse dévouée, ne peut que constater, chaque jour qui passe, comment son époux succombe au charme de ses vieilles pierres. Paolo, un autre de ses fils, résume assez bien ce qu’éprouvent femme et enfants : « Versailles passera toujours avant nous » (page 91). Et comme si son travail ne l’accaparait pas assez, Nolhac trouve le
temps d’écrire la préface de la biographie de Madame Du Barry. Cette fois, c’en est trop : en septembre 1909, évitant un scandaleux divorce, Alix se sépare de cet homme « dur, sans concession » (dixit son fils Henri, le narrateur, page 124), finalement plus souple dans sa vie professionnelle qu’avec les siens. Après lecture des 150 pages de cet album, inspiré directement des mémoires de Nolhac***** et magnifiquement rehaussé par les lavis d’Alexis Vitrebert, on ne peut que s’incliner devant le résultat exceptionnel du travail de réhabilitation de Versailles, tant dans l’aspect matériel de conservation et d’entretien d’un tel site (1500 pièces !) que dans la métamorphose du symbole au service d’un nouvel idéal. Emblème d’une royauté honnie, il accomplit une traversée du désert d’un siècle avant qu’un homme pétri de culture n’arrive à son chevet. La fougue de sa jeunesse et celle d’une République qui a compris l’intérêt d’assumer toute l’Histoire de France donc celle de son patrimoine, redonnent du sens au site. Pour célébrer tout à la fois la vigueur du régime, le sentiment national et l’amour de la Patrie, Versailles, mais aussi le Louvre médiéval et l’Arc de Triomphe napoléonien deviennent des lieux de pèlerinage incontournables.
* : orchestrée par la société du Château de Versailles, cette Exposition Versailles revival, 1867-1937 reprend ainsi de nombreux éléments de la BD (dessins et dialogues) éditée dès novembre 2019 pour illustrer sa vidéo promotionnelle.
** : par cet amendement, ce député fait entrer la République, la fonction présidentielle, le septennat et le bicamérisme dans les lois constitutionnelles de la France.
*** : lors de cette année incertaine, le président de la République monarchiste Mac-Mahon pense pouvoir organiser une troisième Restauration mais l’opposition farouche des députés républicains, Gambetta en tête, et le manque de sens politique du comte de Chambord font échouer son projet et a contrario ancrent l’idéal républicain dans le paysage politique français.
**** : http://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/grands-personnages/pierre-nolhac#contexte-historique
***** : Pierre de Nolhac, La résurrection de Versailles, Souvenirs d’un conservateur, 1887-1920. L’album évoque par intermittence les dernières années de sa vie au musée Jacquemart-André et notamment le projet
de rédiger cet ouvrage, réédité en 2002 aux éditions Perrin-La Société des Amis de Versailles.
Le Château de mon père – Versailles ressuscité. Maïté Labat et Jean-Baptiste Veber (scénario). Alexis Vitrebert (dessin). La Boîte à bulles. 172 pages. 24 euros
Les dix premières pages :
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[…] Pour en savoir plus lire le billet publié par CAPITAINE KOSACK le 13 MARS 2020 sur le site de Cases d’histoire […]