Le Chevalier à la licorne : chronique d’une rédemption pendant la Guerre de Cent ans
Grièvement blessé et choqué lors de la bataille de Crécy (1346), le commandeur des Hospitaliers Juan Fernandez de Heredia se réveille captif et hanté par des visions délirantes et obsessionnelles d’un animal fabuleux. Dans ce XIVe siècle ébranlé par les fléaux s’abattant sur la Chrétienté, son calvaire ne fait qu’empirer et le conduit aux portes de la folie. Quel ennemi doit-il combattre et quel péché doit-il expier ? Stéphane Piatzszek et Guillermo Escalada explorent l’imaginaire médiéval et inventent la légende du « Chevalier à la licorne », celle d’un moine-soldat sur le douloureux chemin de la rédemption.
Juan Fernandez de Heredia, le protagoniste de cet album, n’est pas un illustre inconnu. Né vers 1310 dans la province de Saragosse, il entre dans l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem en 1328 et en gravit assez vite les échelons jusqu’au rang de prieur. Ses conseils avisés et ses talents guerriers le font apprécier du roi d’Aragon, un allié du roi de France. Tout naturellement, messire Juan est donc envoyé en août 1346 sur le champ de bataille de Crécy, aux côtés de Philippe VI de Valois, des princes de sang royal et de la fine fleur de la noblesse française. En face d’eux, pour ce premier acte de la guerre qu’on appellera bien plus tard « de Cent Ans », l’armée anglaise est commandée par Édouard III et le Prince noir, Édouard de Woodstock. Lors de l’ultime charge, messire Juan s’illustre par un acte de bravoure : il cède son cheval à Philippe VI tombé à terre et lui sauve ainsi la vie. Sa valeur d’otage lui vaut d’être épargné, capturé, puis libéré grâce au roi d’Aragon qui paie sa rançon. On retrouve ensuite sa trace en 1349 en Avignon, lorsqu’il accepte de diriger l’édification des nouveaux remparts protégeant la cité des papes. Mais qu’est-il arrivé entre temps à cet homme épris de religion et vassal dévoué ? Stéphane Piatzszek et Guillermo Escalada ont imaginé son parcours chaotique et lui ont donné la forme d’une fable expiatoire.
Le carnage de Crécy est la première station de son calvaire : malgré le sauvetage du roi de France, Juan de Heredia voit mourir sous ses yeux le duc d’Alençon, le roi de Bohême et tant d’autres vaillants compagnons d’armes. Il est encerclé, entend les râles des blessés écrasés par leurs montures, sent une mort imminente et déshonorante s’approcher de lui. Dans ce charnier absurde qui sonne le glas de la chevalerie, cet homme intègre est frappé par la vision d’une licorne immaculée qui jette sur lui sa malédiction.
« Maudite », elle est forcément maudite, cette créature légendaire décrite dans le Physiologus. Ce traité grec antique traduit en latin puis peu à peu enrichi devient un bestiaire chrétien très renommé au Moyen Âge. Pour terrasser ce monstre également réputé coupable d’avoir transpercé le corps du Christ en croix, messire Juan la poursuit jusque dans le sud de la France, vers les premiers foyers de peste bubonique. Réapparue à Marseille dès 1347, l’épidémie a gagné la cité des papes en janvier 1348. À son entrée en Avignon, Juan découvre la panique qui s’est emparée des habitants, et se désole de leurs réponses insensées : fosses communes, processions de Flagellants, débauche pré-apocalyptique et pogroms. Mais il progresse dans sa quête en découvrant ce que la tradition talmudique raconte à propos de sa pire ennemie à une corne.
Magnifiquement servi par le dessin puissant et précis de Guillermo Escalada, le scénario de Stéphane Piatzszek place intelligemment le commandeur des Hospitaliers Juan de Heredia – et le lecteur, dans la possibilité d’une quête arthurienne. Tel Perceval ou Lancelot, il part conquérir un nouveau Graal. Au prix de la solitude et de la folie, il réapprend patiemment le Bien, le Mal, l’innocence et redonne de la profondeur et du sens à sa foi chrétienne, un temps vacillante.
Rigoureusement adossée à des faits historiques avérés, cette fable souffre à peine d’un surprenant anachronisme. En pleine phase érémitique et poussé par la faim, notre héros se rabat sur des poires trop astringentes, de la viande crue de cheval et… des tomates ! En 1348, entre Cahors et Montfaucon dans le Quercy, ce ne sont plus des hallucinations, mais la découverte d’une porte dimensionnelle…
À la prière « De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous, Seigneur », Juan de Heredia se serait sans doute empressé d’ajouter « de la licorne » ou « de la folie ». Sa conduite héroïque sur le champ de bataille de Crécy inspira certainement quelque troubadour de l’époque, qui a chanté ses exploits jusqu’à la cour pontificale. Mais c’est toute la Chrétienté plongée dans les ténèbres qu’illumine la suite des aventures de ce preux chevalier. Au bout de sa souffrance, vertu chrétienne s’il en est, il comprend le vrai sens de la croix qui ornait son blason et triomphe avec humilité de la pire malédiction.
Le Chevalier à la Licorne. Stéphane Piatzszek (scénario), Guillermo Gonzàlez Escalada (dessin et couleurs). Soleil. 56 pages. 14,95 €
Les 5 premières planches :