Le Tambour de la Moskova : un conscrit napoléonien raconte sa Campagne de Russie
Dans son dernier album, Simon Spruyt revient sur un moment décisif de l’épopée napoléonienne. Le Tambour de la Moskova est un jeune conscrit isérois dont le lecteur suit les pérégrinations dans l’enfer de la bataille de Borodino (7 septembre 1812) puis dans la Sainte Moscou livrée aux soldats français avant son incendie (14-15 septembre). Mais, fidèle à son profil « d’ingénieur en bande dessinée » en quête permanente d’innovation, Spruyt trouve un biais de narration original sublimé par une mise en images et en couleurs d’une captivante beauté. En filigrane de ce récit esthétique mais factuellement irréprochable, une réflexion dialoguée sur les horreurs de la Campagne de Russie et les malheurs de la guerre en général finit d’emporter l’adhésion.
En cette année 2021, le monde des arts et de la culture ne pouvait s’abstenir de commémorer le bicentenaire de la mort de l’Empereur déchu puis exilé. Le 9e art a déjà apporté de nombreuses pierres à l’édifice napoléonien*, alimentant l’abondante littérature consacrée à cette période épique de l’Histoire de France. Nul besoin d’être un fin connaisseur de l’Empire ou un thuriféraire du génial stratège en chef de la Grande Armée pour avoir entendu parler de la campagne militaire décisive qui doit conduire les troupes napoléoniennes jusqu’à Moscou, afin de rappeler au tsar Alexandre Ier qui est le vrai maître de l’Europe.
Dernier album en date sur le sujet, Le Tambour de la Moskova intrigue dès la couverture. Bien que magnifiquement mis en valeur par son décor et ses couleurs inspirés de l’iconographie orthodoxe, ce tambour désigne, dans le récit de Spruyt, non pas l’instrument de musique mais bien celui qui s’en sert pour battre la cadence au sein d’un régiment. Dessiné en majesté sur la paroi de son propre tambour, visage blafard auréolé, yeux écarquillés, voici le « tambour-héros » de cette aventure : Vincent Bosse. Ce jeune conscrit de la classe 1810, curieusement vêtu d’une veste d’uniforme cosaque, attire les regards de quelques personnages mi-saints mi-squelettes, croisés avant et durant sa campagne de Russie. Comme irradiés par l’étrange magnétisme de cet ange tombé du ciel, ces drôles de fantômes hantent peut-être ses souvenirs.
Les amateurs de littérature russe le savent peut-être déjà, le nom et le grade de Vincent Bosse ne doivent rien au hasard : ils apparaissent dans Guerre et Paix, de Tolstoï. Dans cette fresque monumentale (souvent comparée aux Misérables pour la place qu’elle occupe dans la littérature nationale russe), Tolstoï raconte que peu après la bataille de Borodino (ou de la Moskova, il s’agit de la même), un jeune tambour nommé Vincent Bosse est fait prisonnier. Sa physionomie juvénile inspire de la pitié à ses geôliers au point de lui accorder temporairement quelques faveurs**. Spruyt a décidé de prolonger cette minute de gloire littéraire en étoffant l’existence de ce jeune soldat.
De simple figurant noyé dans les centaines de feuillets tolstoïens, il devient, par la grâce du scénario de Spruyt, un rescapé miraculeusement épargné puis sauvé par tous ceux qu’il croise entre Borodino, Moscou et Maloïaroslavets, finissant même par s’installer et fonder une famille sur les lieux de son calvaire. Pour bâtir et crédibiliser son récit, Spruyt renverse habilement la perspective : tout au long de l’album, avec le recul d’un demi-siècle, l’ex-tambour Bosse raconte sa campagne de Russie à un interlocuteur passionné – dont l’identité révélée en fin d’album donne tout son sens au récit – depuis son intégration dans l’armée napoléonienne jusqu’à la débâcle de la Retraite. L’obscur petit tambour imaginaire devient alors un témoin, une source d’une rare fiabilité, que Tolstoï a ravalée au rang de figurant quasi-muet dans son Guerre et Paix, par ingratitude ou patriotisme (p.117).
« Tout État fait la politique de sa géographie », aurait dit Napoléon. Cette forte sentence se comprend à merveille si l’on inclut la démographie comme outil politique et si l’on songe aux moyens humains dont l’Empereur dispose pour garnir les rangs de ses armées. Et pourtant, il n’est pas à l’origine de la loi Jourdan-Delbrel de 1798 instaurant le système de la conscription. Inspirée jusque dans son nom de l’époque romaine, cette loi organise le service militaire obligatoire pour tous les jeunes Français de 20 ans à 25 ans. D’après l’état-civil des communes, des registres sont créés dans chaque département, mentionnant le nom, la situation de famille, la profession et l’état physique du conscrit (sa taille et certaines informations médicales). La règle est simple : le tirage au sort d’un « petit » numéro vaut mobilisation immédiate, au prorata des exigences fixées par les besoins du contingent.
Mais il y a des motifs d’exemption (par exemple une taille insuffisante ou une difformité anatomique) ou de dispense (comme des études au séminaire, proposées par le curé à Vincent Bosse, p.12). Entre les pages 10 et 17, l’auteur nous convie au processus de désignation des conscrits dans un village de l’Isère en 1810. Il suggère aussi comment la conscription a vite engendré son rejet, qualifiée d’insoumission quand elle consiste à obtenir une exemption ou une dispense par la ruse. Spruyt suggère une fausse déclaration de décès (p.12-14). Les tentatives les plus courantes consistaient plutôt en un mariage précipité, une entrée au séminaire ou un motif médical, à l’appréciation du médecin militaire présent au conseil de révision qui doit déterminer si la pathologie du conscrit est bien réelle ou simulée (la perte de la dernière phalange de l’index droit, notamment). Quand les conscrits ne se présentent pas au tirage au sort, ou quand ils s’évaporent dans la nature après avoir tiré un mauvais numéro, on parle alors de désertion.
Aucun désir de se soustraire à ses obligations militaires chez le tambour Bosse, au contraire. C’est le sourire béat aux lèvres qu’il incorpore son régiment d’infanterie. Sait-il ce qui l’attend ? Avant 1812, les victoires de Napoléon s’enchaînent, donnant peut-être un sentiment confus d’invincibilité à ses troupes. Mais la confrontation avec l’armée russe commandée par le général Koutouzov marque un tournant. Quand à la fin de l’assaut inaugural de cette histoire (narré magistralement, au seul son des tambours), Bosse demande à son caporal si la victoire est acquise, la réponse de ce dernier résume tout le paradoxe de cette campagne de Russie : « ça, c’est aux généraux de le dire » (p.7). En effet, malgré l’apparition fugace de l’Empereur pour insuffler le moral et l’énergie nécessaires à la poursuite des opérations (p.8-9), la suite de cette campagne aux confins de l’Europe a de quoi semer le trouble, l’incompréhension ou la terreur, y compris chez les grognards les plus endurcis.
Victoire tactique, incomplète, inutile ? Peu importe pour la troupe, la vie d’après la bataille commence. Il faut bivouaquer aux portes de Moscou et bientôt dans ses murs. Spruyt montre bien l’écart de condition entre l’état-major et la troupe : aux gradés, le confort d’une gentilhommière (p.35) ou d’une maison de maître (p.52), aux « loin-des-balles » et à la « chair à canon » les dépendances des fermes alentours ou les maisons des bas-quartiers de Moscou. Pour la troupe, un seul mot d’ordre : s’approvisionner. La viande de cheval est souvent au menu (p.22), l’alcool aussi, qu’on finit par dénicher dans les caves des demeures abandonnées. Et quand le grenadier Claquebec, une force de la nature inapte au combat parce qu’édenté, rejoint le bataillon, le tambour Bosse va être initié à une autre pratique ordinaire en tant de guerre : le pillage en règle et ses trafics afférents.
Puis survient le dantesque incendie de Moscou, le 15 septembre. Pendant trois jours, la ville est la proie des flammes, poursuite logique de la stratégie de la « Terre brûlée » pratiquée depuis l’entrée des Français en Russie en juin. Dans ce brasier géant, cet avant-poste de l’Enfer, les consciences vacillent, la discipline s’effondre, les pillages redoublent, Napoléon Ier lui-même commence à douter. Pour le tambour à figure d’ange, ne serait-ce pas la fin de l’innocence ? Lui qui « vivait dans une bulle », sous la protection de son nouveau mentor Claquebec, a de quoi être effaré par le sort réservé à ce dernier après le pillage de trop (p.59). Puis tombent les premiers flocons, le 13 octobre, annonçant l’arrivée du général Hiver et l’ordre du repli, prélude d’une retraite, prémices d’une débandade. « Cela aurait dû être une retraite rapide ; ce fut une lente migration » (p.60), voire un exode.
Spruyt ne focalise pas sur le dramatique passage de la Bérézina, que l’histoire militaire rangerait aujourd’hui plutôt parmi les succès tant il a sauvé ce qui pouvait l’être des débris de la Grande Armée. Il rend compte de cette odyssée en resserrant sa narration sur le convoi improbable conduit par le tambour-major, homme affable et raffiné, qui s’est mis en tête de rapporter en France les centaines de volumes contenus dans la bibliothèque de son QG moscovite. Abandonné de tous, cet inconscient n’a plus, pour seule escorte, que celui qu’il a pris sous son aile, l’angélique et mélomane Vincent. Que pèseront ces deux combattants de pacotille face aux cosaques qui rôdent depuis des jours autour du convoi ?
Une fuite plus loin, Vincent Bosse émeut encore, cette fois les partisans harcelant les troupes napoléoniennes. Deux fictions se croisent alors et s’entremêlent pour que Vincent / Vessennï puisse survivre au récit éphémère de sa capture dans Guerre et Paix (p.76 à 91). Après la rencontre du colonel Denis Davidov*** et du jeune Pétia Rostov****, il fallait une dernière étape, pour boucler la boucle infernale. Vincent a appris à survivre en dépouillant les cadavres de leurs effets pour se vêtir et se chausser. Son errance le ramène à Borodino. Là, quelques semaines après l’assaut initial, toujours au son du tambour mais en rangs clairsemés, il n’est plus question pour les fantassins de remporter la moindre victoire mais de sauver leur peau.
« Personne n’est innocent, Vincent, sauf toi » (page 105). Fallait-il, pour témoigner des horreurs de la guerre et de son sinistre cortège de massacres et de rapines, qu’un ange de pureté inspirant l’immédiate empathie survole les champs de bataille et de désolation, afin que son témoignage serve l’Histoire avec le recul nécessaire ? Grâce à son trait et à ses couleurs vives qui rappellent les livres pour enfants, grâce à la force et à la beauté de certaines vignettes (p.68), Simon Spruyt offre un album dense qui porte en lui une belle réflexion sur la guerre faite au bout du monde pour des motifs que seule la diplomatie valide. Joignant ses efforts à ceux de Tolstoï, il aide le tambour Bosse à répondre à la question universelle clôturant ce magnifique album. Dans son manifeste du 27 mars 1796, un certain général Bonaparte enflammait le cœur de ses soldats en leur promettant de les « conduire dans les plus fertiles plaines du monde [où ils trouveraient] honneur, gloire et richesse ». Quinze ans plus tard, ces braves conscrits cueillis au printemps de leur existence pouvaient-ils imaginer rapporter autant d’infamie, de turpitude et de misère dans leurs baluchons ?
* : Pour n’en citer que trois, le premier très biographique, généraliste et grand public, les deux autres traitant plus spécifiquement de la Campagne de Russie : Napoléon, Noël Simsolo (scénario), Fabrizio Fiorentino (dessin), Jean Tulard (conseiller historique), T1 (2014), T2 (2015), T3 (2016), ou Intégrale (2021), collection « Ils ont fait l’Histoire »,éditions Glénat ; Bérézina, Frédéric Richaud (scénario). Ivan Gil (dessin), T1 L’incendie (2016), T2 Les cendres (2016), T3 La neige (2018) ou Intégrale (2019), éditions Dupuis, chroniqué sur Cases d’Histoire ; La Marche, Anne-Laure Reboul (scénario), Régis Penet (dessin), éditions Vent d’ouest, 2019, chroniqué également sur Cases d’Histoire.
** : Léon Tolstoï, Guerre et Paix, Hachette, 1901 en version libre en ligne. Au chapitre V de la partie 3, apparaît Vincent Bosse, « petit tambour Français [fait] prisonnier » lors de la bataille de Borodino, « pauvre enfant » à qui sont donnés « sa portion de mouton » et « un caftan russe » pour « ne pas être renvoyé avec les [autres] prisonniers ». Ce qui a sans doute attiré Spruyt est la sympathie que semble inspirer ce jeune soldat « rusé », « dont le nom avait déjà été russifié » en « Vessennï […] mot [voulant] dire printanier [s’adaptant] en tous points à la jeune figure de l’enfant ».
*** : Denis Vassilievitch Davidov (1784-1839) est un général russe s’étant illustré pendant la « guerre patriotique » contre les armées napoléoniennes à la tête de groupes de partisans. Il est aussi un poète reconnu et un héros national dans son pays. Il est évoqué sous le nom de Vassily Denissov dans Guerre et Paix de Tolstoï.
**** : Pétya ou Pétia Rostov est un personnage de l’œuvre de Tolstoï. Le cadet des Rostov rêve d’accomplir des exploits semblables à ceux de son aîné Nicolas. Après avoir convaincu ses parents, il intègre d’abord la
milice puis l’armée d’active. Il meurt au cours de l’attaque d’une position française, incarnant ainsi l’idéal romantique.
Le Tambour de la Moskova. Simon Spruyt (scénario, dessin et couleurs). Le Lombard. 120 pages. 19,99 euros.
Les dix premières pages :