L’Empereur Smith, le tête à tête de Lucky Luke avec le Premier et le Second Empire
Lucky Luke et l’Empire, voila bien une association incongrue à laquelle René Goscinny et Morris donnent brillamment naissance dans L’Empereur Smith, 45e volume des aventures du cow-boy solitaire paru en 1976. A l’origine d’un des meilleurs albums de Lucky Luke, l’histoire vraie de Joshua Norton, autoproclamé empereur des Etats-Unis en 1859.
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Un album comme Le Pony Express montre que Lucky Luke était adulte en 1860, date de création dudit service de distribution de courrier par cavaliers. Le cow-boy solitaire aurait donc pu rencontrer Napoléon III. D’autant plus que le futur Empereur a passé quelques semaines à New York, mais en 1837, soit beaucoup trop tôt pour l’homme qui tire plus vite que son ombre. Il faut se rendre à l’évidence, une réunion au sommet entre les deux hommes aurait été complètement artificielle. Inacceptable pour René Goscinny, qui relie toujours ses comédies à une certaine crédibilité historique. Comment le scénariste parvient-il donc à associer Lucky Luke et l’Empire ? En exhumant des limbes de l’Histoire un destin hors du commun, celui de Joshua Norton (~1819-1880), un Britannique émigré à San Francisco en 1849. Considérablement choqué par une faillite retentissante, l’homme d’affaires ruiné prévient en 1859 tous les journaux de la région qu’il prend le titre « d’Empereur de ces (sic) États-Unis ». Ainsi, pendant 21 ans, Norton Ier règne sur du vent, avec la bénédiction de la population de San Francisco. Sans le sou, vêtu d’un uniforme militaire bleu à épaulettes et coiffé d’un chapeau de castor orné d’une plume de paon, il déambule dans les rues avec bonhomie. Sûr de son autorité, il publie un certains nombres de décrets à portée nationale (dissolution des États-Unis et du Congrès, abolition des partis démocrate et républicain) ou plus anecdotiques (interdiction d’utiliser le mot Frisco pour parler de San Francisco, ordre à la ville de Sacramento de nettoyer ses rues boueuses) qui n’ont aucun effet. Sa popularité est telle que des dizaines de milliers de personnes saluent son cortège funéraire.
L’Empereur Smith est donc une allusion directe au destin de Joshua Norton, souvent très précise (les décrets, la complicité de la population, la correspondance avec la reine Victoria, etc), avec toutefois quelques aménagements. Dans l’album, l’empereur des États-Unis se nomme Dean Smith, le contraste étant ainsi accentué entre le plus prestigieux des titres et le plus commun des patronymes américains. Si l’homme a perdu la raison, il a conservé sa fortune, et peut entretenir une véritable petite armée, avec comme modèle Napoléon Ier (entraînant moult clins d’œil, de la main dans le gilet jusqu’à l’oreille tirée du grognard). Or, dans la réalité, la référence de Joshua Norton est sans nul doute Napoléon III. Autoproclamé empereur en 1859, soit sept ans après l’instauration du Second Empire, Norton arbore une barbe à l’impériale digne du monarque français. En 1861, après le début de l’intervention française au Mexique, Norton Ier ajoute « protecteur du Mexique » à sa titulature. Qu’un habitant de San Francisco – qui a grandi en Afrique du Sud – prenne pour modèle son contemporain Napoléon III, montre la vitesse de propagation de l’information et le périmètre d’influence du monarque à cette époque. Qu’un scénariste de l’envergure de René Goscinny utilise en 1976 comme ressort narratif d’un de ses récits la figure de Napoléon Ier (il l’avait déjà fait à petite dose dans Astérix en Corse en 1973), souligne la place majeure de ce dernier dans l’imaginaire collectif français.
L’Empereur Smith. René Goscinny (scénario). Morris (dessin). Dargaud. 48 pages. 10,95 €
Les 5 premières planches :