L’Empire des steppes, les incohérences d’une uchronie
Florian Besson, doctorant en histoire médiévale à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste des croisades, décrypte pour nous la partie purement historique du dernier opus de la collection Jour J, L’Empire des steppes. Scénarisé par Fred Duval et Jean-Pierre Pécaut et dessiné par R.M. Guéra, c’est le premier tome d’une uchronie en deux albums dans laquelle les Mongols, au-lieu de faire demi-tour aux portes de l’Europe après la mort de leur chef Ögödei, décident de marcher sur l’Occident.
Avignon, nouvelle Rome
Dans cette bande dessinée uchronique, Rome a été pillée par les Mongols en 1242. Le pape, ici appelé “Saint-Père”, se réfugie alors à Avignon. Echo, évidemment, de notre véritable histoire, dans laquelle la papauté romaine s’installa à Avignon au début du XIVe siècle, sous Clément V. L’installation de la papauté en 1243 est donc anachronique : à l’époque, la ville appartient au royaume de France, qui l’a conquise au terme de la croisade albigeoise de 1225. Le pape ne possède pas non plus le Comtat Venaissin, puisqu’il ne l’achète qu’en 1274. Le pape n’aurait donc eu aucune raison de s’y réfugier, à moins d’imaginer que le souverain français à ce moment, Louis IX, le futur saint Louis, lui ait donné la ville. Le pape se serait plus probablement réfugié à Lyon, plus centrale, riche, occupant une position clé sur les grandes routes commerciales. C’est le choix que fait, dans l’Histoire réelle, le pape Innocent IV, en 1245, pour mieux échapper à l’empereur Frédéric II.
La représentation architecturale de la ville d’Avignon est ici relativement correcte : le dessinateur a pris soin de ne pas représenter le Palais des Papes, construit au XIVe siècle seulement. Le pont qui occupe le premier plan est probablement le pont Bénézet, celui que chante la célèbre comptine. Construit entre 1177 et 1185, ce pont, long de vingt-deux arches, fut reconstruit en pierres vers 1237, donc quelques années avant la scène décrite ici. Par contre, le dessinateur a oublié la chapelle saint Bénézet, entre la deuxième et la troisième arche, qui existe encore aujourd’hui.
Le texte, quant à lui, est assez juste. Il est très probable que le pape, face à une invasion mongole en bonne et due forme, aurait en effet appelé à une nouvelle croisade – en aucun cas, évidemment, à une “ultime” croisade, ce qui serait revenu à dire qu’il ne pouvait pas y en avoir d’autres après… Dans la réalité, le pape Alexandre IV avait d’ailleurs songé à appeler à une croisade contre les Mongols en 1259, après que ceux-ci eurent pillé la Pologne. On peut cependant noter que le terme même de « croisade » n’est pas encore apparu en français ni en latin : on parle encore, au milieu du XIIIe siècle, de « pèlerinage armé », « d’expédition », ou, à la limite, de « croiserie ». Le pape n’a donc pas pu appeler à une « croisade ». Même si le terme de « Francs » est un peu passé de mode au milieu du XIIIe siècle, il reste un ethnonyme fédérateur, renvoyant à la grandeur de l’empire carolingien, et a donc sa place dans une bulle pontificale appelant à la croisade. Enfin, les démons de Gog et Magog sont mentionnés dans la Bible, notamment dans le livre d’Ezéchiel : peuplade mystérieuse vivant « au nord du monde », ils deviennent vite le symbole des forces du mal. Dès Flavius Josèphe, on trouve des assimilations entre les barbares du nord – en l’occurrence, les Scythes – et les peuples de Gog et Magog. Cette légende recoupe une vision du monde, à la fois géographique et historique : on prétend qu’Alexandre le Grand a enfermé les peuples de Gog et Magog derrière les « Portes de Fer », qu’on situe vers la Géorgie actuelle. Ces portes sont censées s’ouvrir à la fin des temps, l’invasion de Gog et Magog jouant dès lors comme l’un des signes de l’Apocalypse. Si les Mongols avaient brûlé Rome en 1242, ils auraient été, sans nul doute, comparé à ces peuples à la fois barbares et démoniaques.
Chevaliers paysans…
La famille de Barville a vraiment existé, et Renaud de Barville, vivant en 1250, est attesté par les sources. On peut penser qu’il y a aussi, de la part de l’auteur, un clin d’œil, puisque Renaud a un frère, Guillaume, engagé dans l’ordre franciscain, et ce Guillaume de Barville évoque forcément Guillaume de Baskerville, le héros du Nom de la Rose.
Plusieurs détails peuvent faire tiquer dans cette case. Tout d’abord, on y voit Renaud, le fils aîné de la famille, partir en croisade : son cheval porte son écu, sa lance, son épée – mais ni heaume, ni haubert de mailles, ni armure. On peut penser que ces pièces d’équipement, plus lourdes, sont transportées par ses écuyers : en effet, l’image dépeint ici Renaud seul, alors que le seigneur médiéval n’est jamais seul, surtout lorsqu’il part à la guerre. Autour de lui gravitent des domestiques, des amis, d’autres chevaliers, souvent plus jeunes, qui forment sa mesnie, sa familia. Renaud n’a aucune raison de porter lui-même sa lance, l’illustration renvoyant ici à des images romantiques du « chevalier partant en croisade », mais s’éloignant de la réalité historique. D’autant plus que le cheval utilisé pour la guerre, le destrier, n’est pas le cheval de selle qu’on utilise pour se déplacer, le palefroi.
La scène se passe dans la basse-cour du château des de Barville, en Normandie, d’où la présence de paysans, de poules, de chevaux, et de cette meule de foin, apportée par une charrette. On ne peut s’empêcher de s’étonner du rôle joué ici par Catherine, la sœur de Renaud : au milieu du XIIIe siècle, à l’apogée de la culture courtoise, et même pour une famille de petits seigneurs comme les de Barville, il y avait probablement très peu de jeunes héritières qui maniaient ainsi la fourche… La noblesse médiévale est particulièrement attentive aux frontières sociales, et les travaux des champs sont, par essence, vus comme une activité non-noble, dégradante. La jeune Catherine est de toute façon complètement anachronique : de sa coiffure, à une époque où les femmes ne sortent pas la tête nue et où les tresses sont doubles, une sur chaque épaule, à son vêtement, exposant beaucoup trop ses jambes… Au milieu du XIIIe siècle, la cotte féminine ne se porte pas avec un décolleté arrondi ou carré, mais avec une fente étroite remontant jusqu’au cou. La tenue de Renaud et de son père est plus exacte – c’est le bliaud, qui se porte avec des chausses et une ceinture – mais la couleur bleu vif de la tenue du père, ou rose de Catherine, sont là aussi anachroniques. Il est exact que la noblesse porte des vêtements richement teintés, pour se distinguer de la classe paysanne – même si les recherches récentes soulignent que les paysans teintent également leurs vêtements – mais les couleurs sont ici trop vives et trop éclatantes.
Frères ennemis
Le jeune Guillaume, frère de Renaud, est moine dans l’ordre franciscain. En 1243, cet ordre, issu de la prédication de saint François d’Assise, est encore en pleine construction : François est mort en 1226, canonisé dès 1228, et déjà l’ordre se divise entre les partisans d’une institutionnalisation et ceux qui veulent rester fidèles à l’esprit du fondateur en adoptant une pauvreté totale. En 1239, le pape a d’ailleurs déposé Elie de Cortone, le vicaire général de l’ordre, détesté pour ses méthodes autoritaires, pour le remplacer par Albert de Pise : à nouveau, les scénaristes de la BD livrent une version très confuse de l’Histoire, en représentant Elie toujours à la tête de l’ordre en 1243. Vêtus de gris, les Franciscains portent une ceinture de corde, d’où leur surnom de “Cordeliers” ; on les appelle aussi les Minorites, du nom officiel de l’ordre, l’Ordre des Frères Mineurs.
Guillaume fait ici référence à l’ordre des dominicains, de son vrai nom l’Ordre des Frères Prêcheurs. Né de la prédication et de l’action de Dominique de Guzmán, l’Ordre se destine avant tout à apporter la parole du Christ, notamment en réponse aux nombreuses hérésies qui se développent à cette période. Dès 1223, deux ans à peine après la mort de Dominique, le pape Grégoire IX confie l’Inquisition aux dominicains (bulle Excommunicamus) : ceux-ci, en effet, conjuguent de grandes qualités oratoires, de solides connaissances théologiques, et une très bonne image dans la société. Ils joueront un rôle important dans la vie intellectuelle de l’époque : Thomas d’Aquin, parmi d’autres, est un dominicain. Ici, Guillaume parle d’Albert le Grand, dominicain et théologien qui a joué un rôle-clé dans la construction de la théologie scolastique, nourrie de la redécouverte des textes d’Aristote. Cette référence est cependant très curieuse : si Albert était bel et bien surnommé “le Grand” de son vivant, nous sommes ici en 1243, à un moment où Albert n’est encore que professeur à l’Université de Paris, âgé d’à peine trente-cinq ans. S’il y est déjà assez célèbre, il n’a pas encore obtenu son titre de maître en théologie, ni son surnom de “Grand” : il est curieux qu’un jeune moine franciscain ait pu entendre parler de lui, très improbable qu’il ait entendu des dominicains rapporter une histoire qui n’apparaîtra que trente ans après, et impossible qu’il l’appelle “saint”, puisque les dominicains n’ont commencé à réclamer cette canonisation qu’au début du XIIIe siècle… et ne l’ont obtenu qu’en 1931. Les auteurs de la bande dessinée se contentent donc de citer des noms propres au risque de multiplier incohérences et anachronismes.
Les dominicains et les franciscains sont tous les deux des ordres mendiants, qui placent au cœur de leur action l’itinérance, la pauvreté, et une volonté de mieux encadrer les masses, ce qui se manifeste notamment par leur implantation au cœur des grandes villes de l’époque. Les tensions et les rivalités entre les deux ordres sont cependant vivaces, comme le souligne la case commentée ici.
Les armées chrétiennes
Dans cette uchronie, les Mongols ont pillé Rome après leur victoire devant Kiev. Rappelons que, dans notre Histoire, les troupes mongoles se sont retirées à l’annonce de la mort du khan Ögödei : la bande dessinée ne détaille pas le turning point, mais on peut imaginer que Ögödei n’est pas mort, et que la campagne d’Occident a donc pu se poursuivre. Après le sac de Rome, les armées chrétiennes s’unissent pour sauver, sinon “l’Occident” comme le proclame le titre de la bande dessinée, du moins la chrétienté.
Cette coalition regroupe notamment les ordres militaires. Nés au XIIe siècle en Terre Sainte, l’Ordre des Pauvres Chevaliers du Temple et l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem se destinaient d’abord à protéger les pèlerins. Ils se militarisent très vite, soutenus par la papauté et par de grandes figures intellectuelles comme saint Bernard de Clairvaux. A la fois clercs et chevaliers, les membres de ces ordres se caractérisent notamment par leur bonne discipline au combat. Dès les années 1160, les Templiers et les Hospitaliers occupent une place déterminante dans les Etats latins d’Orient, récupérant plusieurs forteresses majeures, dont le célèbre “Krak des Chevaliers” en Syrie actuelle. Ils sont vite imités : en 1158, des chevaliers et des moines espagnols s’unissent pour défendre la forteresse de Calatrava, reconquise sur les musulmans par le roi de Castille Alphonse VII. En 1189-1191, dans le contexte de la troisième croisade, des Allemands fondent, à Acre, l’Ordre de l’hôpital des Allemands de Saint-Marie-de-Jérusalem, dit ordre teutonique, qui s’illustrera surtout dans les croisades du nord menées entre la Baltique et la Prusse. Ces ordres combattants ne sont pas seulement des ordres militaires : ils disposent de tout un réseau d’établissements partout en Occident, qui leur permettent de lever rapidement et fluidement des hommes, de l’argent, des chevaux.
Au niveau de l’image, la grande croix représentée au premier plan ne renvoie à rien de réel : on y devine à la fois des échos de la Vraie croix, précieuse relique que les rois de Jérusalem amenaient lors de leurs expéditions guerrières, avant de la perdre lors de la bataille de Hattin en 1187, et des carroccio, ces grands chariots portant l’étendard de la ville que le communes italiennes utilisaient depuis quelques années. L’image n’est pas suffisamment nette pour permettre de dire avec certitude si ce sont des chevaux ou des ânes qui tirent cette croix, mais il s’agit d’une erreur dans tous les cas, de telles charges étant forcément réservés aux bœufs – et il fallait seize bœufs pour tirer le carroccio de Milan, là où l’image ne dépeint que quatre animaux.
Concernant les chiffres avancés ici, les effectifs mentionnés sont assez faibles par rapport à ce que les Ordres pouvaient lever, mais on peut penser qu’ils ont déjà perdu des hommes dans de précédents combats contre les Mongols. En revanche, la bande dessinée commet ici de lourdes erreurs historiques, tant au niveau des armoiries des ordres qu’on voit dans les cases suivantes (les Teutoniques portent en fait une croix noire sur manteau blanc, et pas rouge sur noir, et l’ordre de Calatrava une croix rouge – de gueules – sur manteau blanc, et pas d’or sur rouge), qu’au niveau des grands maîtres ici mentionnés. Si Gomez Manrique et Gerhard von Malberg dirigent bien, respectivement, l’Ordre de Calatrava (depuis 1240) et l’Ordre Teutonique (depuis 1240 également), Guillaume de Chartres, présenté ici comme le “quatorzième maître” de l’ordre du Temple, est mort d’une épidémie de peste en 1219. Quand bien même il aurait survécu, il aurait alors près de quatre-vingt ans… En 1243, l’Ordre du Temple est dirigé par Armand de Périgord : c’est lui, dans notre histoire, qui s’allia avec le sultan de Damas en 1244 et livra la désastreuse bataille de La Forbie, pendant laquelle il perdit probablement la vie. Enfin, les Templiers revendiquent bien « la place la plus exposée », mais celle-ci est bien évidemment l’avant-garde et non l’arrière-garde comme le dit le texte – qui, de plus, ne colle pas avec l’image, puisque l’on voit des Templiers au premier rang des troupes…
Siège de Bagdad… avant l’heure
Les costumes des Mongols sont corrects : casques tombants, sabres courbes, masses, arcs et flèches surtout, et équipement défensif conséquent, avec notamment des vêtements de cuirs doublés de fer, qu’on observe bien ici au premier plan à gauche. Mais l’armée mongole ne rassemblait pas que des cavaliers, contrairement à ce que laisse voir l’image et, en fait, toute la BD : même si les cavaliers constituent l’essentiel des troupes mongoles, à la fois la pointe et le cœur de l’armée, les Mongols s’appuient aussi sur des fantassins très bien entraînés, et sur des soldats recrutés parmi les peuples soumis, notamment pour fournir le corps du génie. La scène de pillage est ici à sa place : incendies, vols, massacres, viols, sont omniprésents lors du sac d’une ville. Les Mongols, de plus, savaient utiliser ces pratiques pour répandre la terreur et pousser leurs ennemis à se soumettre ; la mention, une case plus haut, de “pyramides de tête” est par contre anachronique, renvoyant aux actions de Tamerlan, plus d’un siècle plus tard.
Les flammes et la fumée ne permettent pas de remarques fines sur l’architecture de Bagdad, mais on peut noter plusieurs éléments qui se distinguent : minaret, coupole, fenêtres à moucharabieh. On est ici dans un décor complètement cliché, bien plus orientaliste qu’oriental.
Mais la faiblesse est aussi scénaristique : nous sommes, rappelons-le, en 1243, et un esclave musulman raconte à Guillaume de Barville la prise de Badgad. Même si cet événement n’est pas daté, il a donc dû se produire, dans la ligne temporelle adoptée par la bande dessinée, entre 1240 et 1242. La scène représente donc ici, en flash-back, le sac de Bagdad par les Mongols, menés par Houlagou Khan, cité deux cases plus haut. Or ce personnage et cet événement appartiennent à la génération suivante : Bagdad n’a été prise qu’en 1258, pas en 1240/1241. Même en se situant dans une uchronie, ce mépris de la chronologie pose problème : en 1240, Hülagü, petit-fils de Gengis Khan, frère de Möngke et de Kubilay, n’a que vingt-et-un ans, trop jeune pour mener une grande armée mongole, a fortiori pour être appelé Khan. Fils d’une princesse chrétienne, Hülagü était de plus très bien disposé envers les chrétiens, et sa présence en 1240-42 rend donc invraisemblable l’hypothèse uchronique d’un siège de Rome quelques années après… Les scénaristes se sont ici emmêlés les pinceaux – ou, plutôt, les plumes.
Un des ressorts des uchronies de la collection “Jour J” tenant dans la volonté des auteurs de soigner le réalisme historique pour mieux appuyer leurs hypothèses, analyser ce volet, sans pour autant aborder l’intrigue en elle-même, est donc particulièrement éclairant. Ici, les anachronismes et les erreurs de détails sont extrêmement nombreux, virant parfois à l’incohérence scénaristique dès lors qu’on a des confusions de dates ou de personnages. Ces erreurs sont d’autant plus surprenantes qu’il existe une importante bibliographie, aisément accessible, tant sur l’empire mongol que sur la culture matérielle médiévale. Le travail de recherche des dessinateurs et des scénaristes s’avère donc très superficiel.
Jour J T22, L’empire des steppes. Jean-Pierre Pécau et Fred Duval (Scénario). R.M. Guéra (Dessin). Jean-Paul Fernandez (Couleurs). Delcourt. 48 pages. 14,50 €
Les 5 premières planches :