Les Aigles de Rome Livre VI : Arminius et Marcus de nouveau face à face, sur fond de succession d’Auguste
Six ans après le Livre V, Enrico Marini sort la suite de sa saga Les aigles de Rome, VI. Six années, c’est aussi le laps de temps qui s’est écoulé entre le désastre des légions de Varus (en 9 ap. J.C.) conclusion du tome V et le début de ce nouvel opus qui démarre avec la mort de l’empereur Auguste. Mêlant destins des puissants qui gouvernent l’empire romain et destins individuels des personnages de fiction, Marini met en scène les passions qui les poussent, allant parfois jusqu’au meurtre. Cette peinture crue et violente est toujours soutenue par un graphisme énergique, même si certains habitués peuvent le qualifier de plus simple, par rapport aux tomes précédents.
Dans le livre I de la série, Ermanamer, fils d’un chef de tribu germaine, est envoyé encore enfant comme otage à Rome. Là, Auguste romanise son nom en Arminius et le confie aux soins de l’ancien centurion Titus Valerius Falco. Une relation plus ou moins houleuse s’établit entre le jeune germain et Marcus, le fils du centurion, qui est à peu près du même âge.
Les deux jeunes gens sont soumis à un entraînement guerrier très sévère et finissent par devenir amis. Mais la vie les sépare d’autant plus que Marcus tombe amoureux de Priscilla une jeune romaine, dont les parents ne veulent pas de lui comme gendre. Il est envoyé à l’armée où il se couvre de gloire. À la fin du livre II, il est envoyé en Germanie par l’empereur Auguste, pour surveiller son ancien ami Arminius, qui est revenu en Germanie comme officier romain et dont la fidélité à Rome est sujette à caution. Dans les livres III et IV, Marcus se rend compte qu’Arminius prépare une traîtrise contre les Romains, mais le consul Varus, qui commande les trois légions de Germanie, ne le croit pas. Dans le livre V, en 9 ap. J.C., Arminius réalise son plan et anéantit l’armée romaine : Varus se suicide et les trois aigles, insignes des légions, tombent aux mains des Germains.
« 767 ab urbe condita [767e année depuis la fondation de la Ville (de Rome)], 14 ap. J.C. » : ainsi commence ce livre VI. Nous sommes donc cinq ans après l’écrasement des légions de Varus. Nous sommes aussi quarante quatre ans après le suicide de Marc-Antoine et Cléopâtre, au moment où le régime politique mis en place par Octave, petit neveu et héritier de Jules César, doit affronter une crise. Ce n’est plus la République, mais pas une « vraie monarchie ». En fait, tout le pouvoir est assumé par le princeps (le premier citoyen : Octave, devenu Auguste), mais avec les désignations républicaines des fonctions diverses qu’il cumule ou qu’il distribue et qui ne sont donc plus électives comme sous la République. Bien que divinisé de son vivant, Auguste décède et il faut assurer sa succession.
Ce qui explique les deux premières séquences de cet opus. Tout d’abord l’assassinat d’Agrippa Postumus, petit-fils d’Auguste et d’Agrippa, théoriquement l’héritier le plus direct du princeps, mais écarté du pouvoir par Auguste et surtout son épouse Livie. Ce couple lui a substitué le fils de Livie, Tibère. La séquence suivante nous montre ce dernier, en compagnie de sa mère, en train de pratiquer les rituels funéraires pour Auguste (p.14) et recevant Séjan, celui qui va être son bras droit. Se déroule alors un morceau de bravoure, cette longue séquence de combats de gladiateurs (p.18-34), où un mirmillon masqué réussit à triompher simultanément de trois adversaires *. À la fin du combat, ce gladiateur retire son casque et se révèle être Marcus. Le reste de l’opus est constitué de passages érotiques ou de bagarres dans les rues de Rome, Marcus étant à la recherche de son jeune fils perdu en Germanie à l’époque de la défaite de Varus. Il retrouve ainsi Arminius, qui est venu chercher à Rome des moyens matériels, afin de devenir le roi de tous les Germains.
Peut-être plus que dans les livres précédents, Marini met en scène toute une série de personnages historiques, tous dans la famille julio-claudienne.
Commençons cette galerie de portraits, par la figure imposante de Livie : Livia Drusilla (58 av. JC- 29 ap. JC), la femme d’Auguste. Celui-ci organise leurs épousailles le 17 janvier 38 av. JC alors que tous les deux sont déjà mariés. Livie occupe une place très importante au sommet de l’Etat romain et Auguste la consulte très souvent. Dans la BD Alix senator, La conjuration des rapaces, de Valérie Mangin et Thierry Demarez d’après Jacques Martin sortie en 2014 chez Casterman, les auteurs présentent Livie comme organisant un complot, alors que d’après les historiens elle n’avait pas besoin de cela pour exercer le pouvoir. Dans le livre VI des Aigles de Rome, p. 7 à 17, elle est montrée dans la toute-puissance qu’elle exerce à travers son fils Tibère après le décès d’Auguste.
Passons maintenant au fils de Tiberius Claudius Nero et de Livie, Tibère (42 av. JC- 37 ap. JC) qui fut donc le deuxième Empereur de la dynastie julio-claudienne. Nous avons vu plus haut le début de son règne sous la houlette de sa mère dans les p.10-17 de ce livre VI. Mais il était déjà apparu dans la série sur une séquence documentaire à la p.46 du livre II sorti en 2009.
Une fois installé comme princeps après les funérailles d’Auguste, Tibère délègue les taches les plus urgentes à des membres de sa famille : c’est ce qui se passe p.35 avec Germanicus et Drusus.
Caius Julius César dit Germanicus (15 av. JC – 19 ap. JC) est le fils d’Antonia, la nièce d’Auguste. Il est adopté en 4 ap. JC par le futur empereur Tibère. Il sera l’un des généraux les plus doués de l’histoire romaine. En Germanie en 14 ap JC., après l’anéantissement des légions de Varus (flèche rouge sur la carte ci-dessous), les Romains se sont repliés sur la ligne du Rhenus (Rhin), abandonnant toutes leurs conquêtes précédentes jusqu’à l’Albis (Elbe) (en jaune sur la carte ci-dessous). Mais leur humiliation demeure : en particulier, le fait que les trois aigles ou insignes des légions soient aux mains des Germains. De plus, les soldats cantonnés sur cette frontière sont en état d’insurrection. Germanicus a pour mission de ramener ses troupes à l’obéissance et de récupérer les aigles chez les barbares.
Au cours de deux campagnes, après avoir retrouvé les restes des légionnaires tombés lors du désastre de Varus, il combat Arminius et réussit à faire prisonnière son épouse Thusnelda. Sur la case ci-dessous de la p.20, il est représenté avec Aggripine l’Aînée (fille de Marcus Vipsanius Agrippa, le compagnon d’Auguste) son épouse et leur jeune fils, le futur empereur Caligula. Un petit détail à noter : sur cette illustration, Germanicus porte une cuirasse décorée de deux chevaux dressés face-à-face. Or, dans le film Gladiator de Ridley Scott, Maximus le héros du film, porte une cuirasse avec le même décor. Marini se serait-il inspiré de Ridley Scott ? Sur le camée reproduit ci-dessous, l’enfant Caligula est en costume d’officier romain. Son surnom caligula qui est un diminutif de caliga (“chaussure de légionnaire”) vient d’avoir passé son enfance dans les camps légionnaires de son père. Celui-ci meurt en 19 à Antioche en Syrie, peut-être empoisonné. Il demeure longtemps très populaire chez les Romains.
Drusus (14 av. – 23 ap. JC), fils de Tibère et de Vipsania Aggripina) triomphe des Alamans après avoir réprimé la révolte des légionnaires en Pannonie en 14 ap. JC. En dehors de sa présence à la p.35, il n’apparaît pas dans ce livre VI. Quant à la Pannonie, elle est majoritairement constituée en 14 ap. J.C. de l’ouest de l’actuelle Hongrie, au sud et à l’ouest du Danube, ainsi qu’on peut le voir sur la carte ci-dessous. C’est dans cette province conquise depuis peu que Drusus va réprimer le soulèvement des légions qui réclamaient l’alignement de leur solde sur celle des Prétoriens. Il en profitera pour fonder quelques villes nouvelles, comme Aquincum, l’actuelle Budapest. Après la mort de Germanicus, il sera assassiné en 23 sans doute par Séjan (voir plus bas).
Quant à Séjan, (Lucius Aelius Seianus, 20 av. – 31 ap. J.C.), qui devient Préfet du prétoire p.16-17 de ce livre VI, c’est une vieille connaissance des habitués de la série. En effet, il se confronte déjà à Marcus dans le livre II p.7. Ceci nous amène à parler du complot des « liberatores » p.44-48 et 53-54 auquel se joint Séjan et dont il veut faire un instrument de conquête du pouvoir. Ce n’est pas pour rien que le mot de passe « Souvenez vous des ides de mars » renvoie à l’assassinat de Jules César. Une remarque : qui est cet homme mûr nommé Galba qui se trouve parmi les conjurés ? Il ne peut s’agir du futur empereur Galba, qui succède à Néron en 68, car il est né en 3 av. J.C. et en 14 ap., il aurait donc 17 ans. Et il ne peut s’agir non plus de son père Caius Sulpicius Galba, mort en 4 ap. J.C. Laissons à Marini la faculté d’en faire un personnage de fiction. Pour en revenir à Séjan, il parvient presque à ses fins, mais Tibère finit par l’éliminer en 31 ap. J.C.
Il y a également un personnage de fiction qui réapparaît dans ce livre VI : c’est Lucilla, la demi-sœur aînée de Marcus, avec qui il est en désaccord constant et le mot désaccord est faible. Aux p.47-50 nous la retrouvons dans les bras d’Arminius, avec qui elle avait noué une relation dès leur jeune âge (livre I, p.44). Mais le chef germain est à Rome pour d’autres raisons, liées à son ambition (p.50). Quand Marcus retrouve sa sœur, au cours de leur dispute, elle lui avoue avoir empoisonné sa mère (livre I, p.48). Furieux, Marcus la tue en la précipitant du haut de sa terrasse, qui surplombe Rome.
Il y a un petit défaut de scénario dans ce livre VI : à aucun moment le nom de Lucilla n’est mentionné. Et donc seuls les connaisseurs de la série peuvent arriver à l’identifier, d’autant plus que physiquement elle est très proche d’une autre romaine : la luxurieuse Morphea. Celle-ci, par contre, occupe une place importante dans ce livre VI, apparaissant dès la p.20. Et à la fin de l’album p.85, elle prophétise en quelque sorte sa mort à Arminius. En effet, celui-ci est massacré en 21 ap. J.C. par ses propres guerriers, qui ne supportent plus ses ambitions.
Le rapprochement fait ci-dessus entre Séjan illustré avec le graphisme du livre II p7 et celui du livre VI p35, montre l’évolution du dessin de Marini. Ce qui peut faire dire qu’il est plus « expéditif » dans ce livre VI que dans les opus précédents. Cette remarque sur le graphisme du livre VI pose la question du pourquoi de cet appauvrissement du dessin, surtout qu’il a fallu six ans pour avoir cette suite.
* : Nous nous réserverons de parler de la longue séquence de combats de gladiateurs, dans une synthèse plus large sur les gladiateurs dans la BD française (à paraître). Remarquons simplement au passage, que c’est la première fois que dans la série, Marini aborde ce divertissement si prisé des Romains.
Les Aigles de Rome Livre VI. Enrico Marini (scénario, dessin, couleurs). Dargaud. 88 pages. 16,50 euros.
Les huit premières planches :