Les Aigles de Rome Livre VII : le début de la riposte romaine contre Arminius en Germanie
Avec le livre VII des Aigles de Rome, retour en Germanie pour Marcus et Arminius, les deux frères ennemis héros de cette saga d’Enrico Marini. Élevés ensemble quand Arminius, fils d’un chef de la tribu germaine des Chérusques, est otage dans la famille de Marcus à Rome, puis quand ils sont jeunes officiers dans l’armée romaine (livre I), les deux hommes développent une relation complexe d’amitié-détestation. Puis Marcus est envoyé en Germanie par l’empereur Auguste afin d’empêcher Arminius de trahir Rome (livre II). Mais le jeune Romain ne remplit pas sa mission. Ayant réussi à fédérer les tribus germaniques, Arminius écrase en effet les trois légions de Varus (livres III à V) en 9 ap. J.C. à la bataille de Teutobourg. Sur un petit air de revanche, le livre VII continue l’aventure, comme si le livre VI avait permis aux protagonistes des deux camps de se préparer, soit à prolonger la victoire des tribus germaniques malgré leur désunion, soit à mettre en marche la riposte romaine et la conquête définitive de la Germanie à l’est du Rhin.
Conquête : le mot est lâché ! Ce concept est constitutif de l’ADN de l’impérialisme romain depuis la deuxième guerre punique (218-202) où Rome frôle la disparition. Ayant détruit la puissance de Carthage, la République de Rome se lance à l’assaut du monde connu. En partant du pourtour de la Méditerranée, la mare nostrum, les Romains conquièrent d’immenses territoires, qui, au IIe siècle après JC, s’étendent des rivages britanniques de l’Atlantique à ceux du Golfe persique et depuis les bouches du Rhin jusqu’aux cataractes du Nil (voir cartes ci-dessous). Durant ces siècles, les guerres de conquête font partie de l’univers mental des dirigeants romains et en particuliers des généraux de l’armée.
Une fois la conquête, non pas terminée, mais arrêtée, Rome met en place les différentes structures qui constituent la Pax romana et qui ne sont rien d’autre qu’un régime d’asservissement colonial des populations indigènes : ceci est très bien montré dans les livres III et IV des Aigles de Rome. On a coutume de comparer la résistance germaine et la soumission gauloise : rien n’est plus faux, car tout au long de la présence romaine, les révoltes gauloises se succèdent périodiquement malgré la férocité de la répression, comme en Algérie de 1830 à 1962.
En ce qui concerne la question de la conquête de la Germanie, la vision stratégique romaine à la fin du Ier siècle av. JC est la suivante : porter la frontière de l’empire d’Auguste sur une ligne Elbe (Albis) – Danube (Danubius) plutôt que sur la ligne Rhin (Rhenus) – Danube (Danubius), ce qui permet de raccourcir cette frontière. Mais les Romains connaissent mal ces pays de forêts profondes et de marais sans grandes cités. Déjà, durant la Guerre des Gaules (58-51 av. J.C.), César avait fait construire un pont « Caesar pontem fecit » (Jules César, Guerre des Gaules, IV, 16-19) et effectué une démonstration de force sans lendemain en Germanie. La véritable conquête, destinée à une occupation durable, se fait sous le commandement de Drusus (38-9 av. J.C.) (voir schéma généalogique et carte ci-dessous). Ce général romain, beau-fils d’Auguste, est rapidement évoqué dans Les Aigles de Rome, dès les pages 3-5 du livre I. Son décès occupe toujours l’esprit de son fils Germanicus page 30 du livre VII. Cette mort est aussi décrite sur Cases d’Histoire dans la chronique de Alix Senator T14, Le serment d’Arminius.
Mais cette conquête de Drusus est perdue suite au désastre de Varus à la bataille de Teutoburg en 9 ap. J.C. La carte ci-dessous nous montre quelle est la situation pour la période qui s’ouvre au début du livre VI, six ans après la défaite. Les Romains se sont repliés sur la rive gauche du Rhin, abandonnant tout le pays entre ce fleuve et l’Albis (Elbe actuel). Mais ce retrait, effectué lors des dernières années de règne d’Auguste décédé en 14 ap. J.C., est contraire à la logique expansionniste de la conquête. Et le changement de règne impérial d’Auguste à Tibère va induire une autre politique, incarnée par le projet de Germanicus désirant reprendre le terrain perdu avec huit légions. Ayant mené les tribus germaines à la victoire à Teutobourg, Arminius doit anticiper la résistance à cette nouvelle conquête et tout mettre en place pour la faire échouer, comme le montre le livre VII.
Entrons maintenant dans le fil des évènements de l’album. À la fin du livre VI, à Rome, Arminius avait proposé à la puissante Morphéa d’échanger son petit-fils Titus (qui vit avec lui en Germanie) contre une cargaison d’armes destinées à équiper les tribus germaniques contre Rome. C’est par la livraison de ces armes que commence le livre VII : un bateau marchand romain, qui a pénétré dans le fleuve germanique Visurgis (la Weser), est abordé par Arminius. À bord, se trouve Cabar, le colossal esclave nubien de Morphéa, chargé de surveiller la validité de l’échange : Titus contre les armes. Seulement tout achoppe sur le fait que le jeune garçon déclare s’appeler désormais Hraban (le corbeau) et ne veut pas retourner à Rome ; Arminius en profite pour massacrer l’équipage et s’emparer des armes tandis que Cabar réussit à s’enfuir.
Revenu à son camp, Arminius fait avec ses hommes un tour d’horizon de la situation militaire caractérisée par les premières opérations de l’invasion romaine de Germanicus et les défaites de certaines tribus. Par ailleurs, Arminius déclare qu’il adopte Titus-Hraban comme son fils. Après un court combat de Marcus contre des Germains, on retrouve Arminius dans son camp avec son épouse Thusnelda enceinte et Hraban à qui il dévoile ses projets d’avenir.
Marcus quant à lui a regagné le camp romain, où Germanicus lui dévoile ses ambitions de conquête. En fait, il s’agit ni plus ni moins que de venger Drusus son père « en conquérant toute la Germanie ». Cela veut-il dire qu’il désire pousser plus à l’Est que le fleuve Albis (Elbe actuel) ?
Un coup de théâtre – avéré selon les sources (essentiellement romaines) à notre disposition – intervient quand Thusnelda, qui rentrait dans son village, est faite prisonnière par son père Segeste, chef chérusque partisan des romains. Arminius et ses hommes volent à son secours, mais ils ne sont plus en position de force, d’autant plus que le fédérateur des Germains est accusé par les siens d’avoir l’ambition de devenir roi. La confrontation avec les Romains s’annonce délicate pour Arminius.
Une galerie de personnages réels :
En ce qui concerne les personnages du Livre VII, Enrico Marini puise dans le stock qu’il avait mis en place dans les livres précédents. A tout seigneur tout honneur, commençons par Arminius, Hermann der Cherusker, comme l’appellent maintenant les Allemands qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, en ont fait un personnage iconique au même titre que les Français avec Vercingétorix. Ainsi ce Hermannsdenkmal (monument d’Hermann) terminé en 1875 plus ou moins à l’emplacement de bataille de Teutobourg et cette carte postale de 1909 reprenant les inscriptions du monument « Deutsche Einigkeit, meine Stärke – Meine Stärke, Deutschlands Macht » (L’unité allemande (est) ma force – Ma force (fait) la puissance de l’Allemagne).
Pour ce qui est de la destinée d’Arminius, Marini nous donne des indices. Dans le livre VI p.85, les dernières réflexions de Morphéa prennent un tour prophétique : « Si Roma ne t’abat pas, eux s’en chargeront », ce qui nous est confirmé par la tentative d’assassinat à laquelle Arminius réchappe dans le présent album. Nous nous trouvons là face à un artifice d’écriture : l’auteur présente aux lecteurs des indications sur ce que sera la suite de l’aventure.
Thusnelda, elle aussi, a laissé des traces dans l’Histoire grâce aux historiens latins, mais aussi aux artistes, comme l’auteur de cette statue d’époque Trajane (fin Ier-début IIe siècle ap. J.C.) représentant une prisonnière barbare (Thusnelda ?) achetée par Ferdinando de Médicis en 1584 pour la villa Médicis. En Allemagne, dans la Ruhr, (même Land que la bataille de Teutoburg) on a donné son nom à certaines rues (Thusneldastraße) comme à Dortmund.
Quant à Segeste, le père de Thusnelda, il est mentionné par les historiens latins comme ayant reçu la citoyenneté romaine. Ces trois personnages chérusques se retrouvent dans Barbaren une série télévisée allemande mise en ligne depuis le 23 octobre 2024 sur Netflix, avec Laurence Rupp dans le rôle d’Arminius, Jeanne Goursaud dans celui de Thusnelda et Bernhardt Schütz dans celui de Segeste. Ils sont traités très différemment dans cette série, en particulier Thusnelda, présentée comme prenant part aux combats en tant que guerrière, loin de l’image féminine assez traditionnelle des Aigles de Rome : la génitrice de l’héritier.
Pour ce qui est des personnages de fiction, il faut remarquer que Marcus dans cet album, en deuil de l’amour de sa vie Priscilla, tuée à la bataille de Teutobourg (livre V p.59), est constamment habillé en uniforme noir. Germanicus lui fait abandonner son état de gladiateur (livre VI p.85) et s’en félicite.
Quant à Titus, le fils de Marcus et Priscilla, il a vécu le traumatisme de voir sa mère violée et tuée sous ses yeux, tandis qu’Arminius l’emmenait. Vivant chez les Chérusques, il ne veut plus partir et dit s’appeler Hraban (der Rabe en allemand actuel) ce qui signifie le corbeau (à cause de ses cheveux noirs ?). Dans la mythologie germanique, ce volatile est intermédiaire entre les dieux et les hommes. Les corbeaux Hugin et Munin sont assis sur les épaules du dieu Odin et lui rapportent tout ce qu’ils voient et entendent. Hugin représente la réflexion – au sens de « pensée » et de « reflet » –, tandis que Munin représente la mémoire. Odin les envoie chaque jour voler autour du monde afin de savoir ce qui s’y passe.
Ainsi qu’on l’a vu dès la première séquence, on rencontre l’esclave africain Cabar tout au long de cet album, comme dans tous les autres livres depuis le II. On se souvient qu’il sauve la vie de Marcus à la fin du Livre V après la bataille de Teutobourg. Étant gladiateur comme Marcus, ce dernier le retrouve dans le Livre VI.
Finissons avec deux remarques. Tout d’abord, la vraie leçon de perspective que représente cette vue cavalière du camp de Germanicus (huit légions = 40 000 hommes environ). Et puis de nombreuse scènes de combat sans bulles et avec un dessin très fouillé, comme page 47 où on reconnaît Marcus en uniforme noir sur un cheval noir.
Comme nous venons de la voir, Rome – ou plutôt Germanicus – veut repartir sur la voie de la conquête. Mais l’auteur a choisi de nous offrir là un opus à l’issue duquel on doit attendre le ou les livres suivants pour assister, dans le cadre de cette reprise de la conquête romaine et de la riposte germaine, à la confrontation directe entre nos deux héros, même si cet album nous la laisse pressentir. Ainsi donc, cette nécessité produit un opus moins grandiose que les livres précédents, presque un peu fade, d’autant plus que la baisse de la qualité graphique, que nous avons déjà souligné en ce qui concerne le livre VI, perdure dans le présent album.
Les Aigles de Rome Livre VII. Enrico Marini (scénario, dessin et couleurs). Dargaud. 64 pages. 17,50 euros.
Les huit premières planches :