Les mémoires du dragon Dragon : révélations inédites (et foutraques) sur la bataille de Valmy
Un fait d’armes glorieux sert de point de mire à cet album : la bataille de Valmy du 20 septembre 1792. L’enjeu de cet affrontement entre la jeune armée révolutionnaire et les troupes prussiennes de Brunswick n’est rien moins que la survie du processus engagé en France depuis le printemps 1789. À ce copieux dossier du roman national français, Nicolas Juncker verse une pièce nouvelle : Les Mémoires du dragon Dragon, dont il confie l’illustration à Simon Spruyt. Ces auteurs facétieux ont retrouvé l’homme par qui s’expliquent tous les mystères entourant cette bataille mythique : Pierre-Marie Dragon, personnage haut en couleurs, aux mœurs débridées dont l’opportunisme et un certain talent pour l’improvisation apportent la touche picaresque qui manquait encore à cet événement.
À partir du 20 avril 1792, date à laquelle l’Assemblée législative déclare officiellement vouloir en découdre avec le « roi de Bohême et de Hongrie », la guerre devient une donnée récurrente et centrale de la conduite des affaires politiques pour le gouvernement français. Entre autres soucis, celui des effectifs : face aux troupes autrichiennes, prussiennes et bientôt coalisées, il faut opposer des soldats en nombre suffisant pour répondre aux inquiétudes grandissantes du peuple affolé par l’invasion du pays. La proclamation de « la Patrie en danger » par l’Assemblée le 11 juillet 1792 et la chute de la royauté en août, en comblant le fossé entre citoyens passifs et actifs, régénèrent peut-être le concept du citoyen-soldat tels que se concevaient, en leur temps, les hoplites athéniens ou les légionnaires de Rome. De presque toutes les provinces de France affluent alors les volontaires (même si, parfois, certains sont incités à partir par la communauté villageoise contre le versement d’une indemnité à leur famille ou après un tirage au sort loyal).
Cet enthousiasme guerrier qui soulèvera bientôt des montagnes et permettra à d’ambitieux généraux de franchir des frontières n’est pas de mise dans cet album. En effet, comme le nom de son régiment l’indique, le dragon Dragon a embrassé la carrière militaire et fait partie de ce que nous appellerions aujourd’hui l’armée de métier. Apparus au XVIe s et plusieurs fois remodelés, les régiments de dragons sont des unités de cavalerie lourde rendues célèbres pour l’usage qui en fut fait par Louis XIV dans la persécution des Protestants du Midi de la France*. Ils adoptent leur habit vert et leur casque « à la Schomberg », reconnaissable entre tous, en 1762. Lorsque dans cet album, Pierre-Marie Dragon entre en scène juché sur sa monture, ce 29 avril 1792, il appartient vraisemblablement au 14e régiment de dragons, anciennement Chartres-Dragons, unité dans laquelle il croisera plus illustre que lui, à savoir le cousin du roi Louis XVI, Louis-Philippe d’Orléans, puisque ce dernier y a acheté la charge de colonel en juin 1791.
Avant de se retrouver côte à côte sur le champ de bataille de Valmy, sous les ordres des généraux Dumouriez et Kellermann, ces deux personnages vont vivre des heures palpitantes en tentant d’accomplir une mission insensée, dont le succès conditionne le destin de la France. Dans ses Mémoires, dont Juncker est bien entendu le génial inventeur, Pierre-Marie Dragon, « soldat couard, voleur et lubrique » devient le lien de chair et de sang entre plusieurs événements extraordinaires qui ont précédé et accompagné la bataille dont Goethe dira que « de ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle de l’histoire du monde ».
Quatre événements s’étant déroulé entre avril et septembre 1792 ont servi de bumpers à la partie de billard historique imaginée par Juncker dans son scénario. Le premier se déroule fin avril 1792, non loin de Lille, lorsque le général Dillon, sur un funeste malentendu, est abattu puis massacré par ses propres soldats qui le suspectaient de trahison en faveur de l’ennemi. Spruyt s’inspire (page 12) de la gravure de Berthault** pour évoquer le bûcher sur lequel est jeté le cadavre de l’infortuné général. Le dragon Dragon révèle une autre version de la mort tragique de Dillon… et fait ainsi son entrée fracassante.
Le deuxième ingrédient apportant de l’eau au moulin de Juncker est la véridique intégration des deux cousins de Louis XVI, Louis-Philippe et Antoine-Philippe d’Orléans, au régiment des dragons bientôt positionnés sur la colline de Valmy. L’époque n’en est pas à une contradiction près, d’ailleurs le dragon Dragon ne manque pas d’interpeller malicieusement son supérieur sur sa situation funambulesque (« comment un cousin du roi peut-il se retrouver officier volontaire dans une armée républicaine, contre sa propre famille émigrée, et trahir en même temps cette même armée avec des ducs étrangers, tout en manœuvrant pour une victoire républicaine ? », page 29). Cette présence royale et l’intimité très poussée entre ces deux personnages constituent, par ailleurs, l’un des ressorts comiques de l’album.
Le troisième événement avéré avec lequel brode Juncker est le « casse du millénaire », à savoir le vol des joyaux de la Couronne dans l’hôtel du Garde-Meuble (l’actuel Hôtel de la Marine) entre le 11 et le 16 septembre 1792. Parmi les bijoux dérobés en toute quiétude par les voleurs (ils se sont permis de revenir à plusieurs reprises sur les lieux de leur forfait), figurent le plus gros diamant du monde à l’époque, le célèbre Régent et le non moins sublime Diamant bleu***. Le chef du gang, un certain Paul Miette, ayant été jugé et acquitté en cassation, les rumeurs iront bon train sur les vrais commanditaires du vol… à moins que le dragon Dragon n’ait, là encore, des révélations fracassantes à faire sur la diplomatie occulte de certains hauts dignitaires.
Dernier élément de la trame scénaristique : la bataille de Valmy, bien sûr, celle par qui naît la République et que ses thuriféraires continuent de célébrer aujourd’hui encore. Rien ne prédestinait cette petite bourgade de la Marne à 200 km à l’est de Paris (et à 50 km à l’ouest de Verdun, cet autre jalon mémoriel), à devenir les « Thermopyles » et le « Marathon » français. Si le dragon Dragon s’en vante (n’a-t-il pas « gagné à lui tout seul la bataille », exergue page 3), il concède aussitôt volontiers « qu’elle n’en fût pas une » (idem). Au fil des mémoires du héros sont rappelés quelques faits ayant vite entaché l’apparent triomphe de la Liberté sur le despotisme prussien. Napoléon Ier lui-même, plutôt calé sur le sujet, n’a t-il pas sous-entendu que la conduite audacieuse de Dumouriez pouvait s’expliquer par des assurances prises au sujet de la tactique prussienne**** ? Une autre littérature, engendrée par la Contre-Révolution*****, a vite fourni une explication alternative à la déroute incompréhensible d’une armée supérieure et invaincue depuis des lustres : un zeste de franc-maçonnerie (tous les protagonistes politiques et militaires de la bataille sont des « frères »), un soupçon de corruption (Brunswick aurait fort à propos réglé une partie de ses dettes quelques semaines après son humiliante défaite en Champagne) et quelques aléas regrettables (les soldats prussiens auraient contracté la diarrhée à force de se gaver de raisin trop vert). Pour des raisons essentiellement idéologiques******, la bataille proprement dite a été très tôt reléguée au second plan : ne compteront plus, pendant longtemps, que les symboles du peuple en armes terrassant l’hydre prussien et d’une Nation victorieuse fécondant la République. Aujourd’hui, un centre historique sis à Valmy se charge de faire le point sur cette date-clé de l’Histoire de France*******.
À ce moment glorieux du roman national français, il fallait son anti-héros héraut. Avec sa moustache en fer à cheval et sa belle prestance, le dragon Dragon se comporte en cavalier très cavalier ! Sa prédilection pour tous les fondements produit un tableau de chasse éclectique (du capitaine à l’aumônier, de la jeune flamande au ministre, de l’aristocrate à l’altesse) mais ne se borne pas à la simple lubricité : c’est sa façon à lui de faire de la politique en conjuguant liberté des mœurs et égalité sexuelle. Nulle prétention dans sa quête : des pucelles l’émoustillent autant que l’invitation de Dumouriez dans sa tente à la nuit tombée. Tout à sa joie, il entonne bruyamment le couplet le plus paillard des Moines de Saint-Bernardin (page 20). Mais cet hédoniste – ou ce bougre, chacun jugera, a néanmoins une qualité qui le rend bientôt indispensable : un bagout hors pair, capable de renverser des situations mal engagées. Il possède aussi un sacré sens de la formule et de l’à-propos (« Ne sous-estimez pas la colère du peuple ! », lance t-il, grandiloquent, au comte de Fersen, sidéré, page 35). Cette faconde et ce culot font oublier tous ses vices, d’autant que Juncker a eu la bonne idée de le doter d’un double, Anselme, une jeune recrue que le dragon Dragon a pris sous son aile (pour satisfaire certaines envies, mais pas seulement). Rapidement, Anselme devient la mauvaise conscience de son protecteur. Ensemble, ils vont ainsi parcourir les semaines et les lieues conduisant à la « canonnade » érigée en victoire.
Dernière raison de se plonger dans ces Mémoires : la jubilation procurée par le dessin de Simon Spruyt. Le héros de son dernier album était un petit conscrit angélique jeté dans l’horreur de la Campagne de Russie en 1812 (Le tambour de la Moskova, aussi paru au Lombard en 2021). Ici, l’horreur et la terreur cèdent au comique tous azimuts. Grimaces, gesticulations, regards langoureux, sourires « Colgate », postures équivoques : Spruyt fait feu de tout bois mais n’oublie pas de donner l’épaisseur de vérité à l’ensemble, notamment grâce à de belles planches reprenant les codes graphiques des gravures de l’époque, comme ci-dessous.
« Valmy, c’est fini », sussure avec amertume, un verre de cognac à la main, notre dragon Dragon sur la couverture du premier tome de ses Mémoires. Ses « aventures à Valmy ne furent pas une franche réussite mais ne faisaient que commencer », confesse-t-il en fin d’album. Le chant de guerre entonné sur les décombres du moulin de Valmy détruit rassure sur l’état de son moral. De belles aventures l’attendent, pourquoi pas dans le sillage de Dumouriez (victorieux à Jemmapes le 6 novembre 1792, défait à Neerwinden le 18 mars 1793, traître à la République le 5 avril suivant). Qu’elles suivent ses traces, ou celles de Danton, de Kellermann ou de Louis-Philippe d’Orléans, elles seront parsemées de missions tordues et de fessiers engageants, à coup sûr foutrement rocambolesques !
* : Ces « dragonnades » consistaient en des opérations militaires de conversions forcées au catholicisme. Bientôt, la réputation même des dragons les précédant, leur proximité annoncée conduisait au résultat escompté. Il est probable que le succès de ces conversions « spontanées » ait encouragé Louis XIV à aller au bout de sa logique et à promulguer l’Édit de Fontainebleau révoquant l’Édit de Nantes en 1685.
** : Mort du général Dillon dans la ville de Lille : le 19 avril 1792 : [estampe] / Prieur inv. del. ; Berthault sculp. Berthault, Pierre-Gabriel (1737-1831).
*** : Ce cambriolage a en partie été facilité par la publication de l’inventaire précis et détaillé des pièces du Trésor royal. La plupart des pièces seront retrouvées en l’état par la suite, sauf le Diamant bleu.
**** : Napoléon a dit, à propos de Valmy : « Je ne serais pas resté dans la position de Dumouriez, tant elle m’eût présenté de dangers. Je n’explique sa manœuvre qu’en me disant qu’il n’aura pas osé se retirer […] ou bien encore, peut-être, [à cause de] quelque négociation secrète que nous ignorons ». Le Mémorial de Sainte-Hélène, éditions Flammarion, 1983, deux tomes, tome II, p.538.
***** : Un ouvrage polémique de Bernard L. Boisantais de 1967, toujours en vente aujourd’hui, s’intitule La bataille de Valmy n’a pas eu lieu. Son propos vise à démontrer que la prétendue victoire de la Nation en armes et le triomphe des ennemis de la monarchie ne sont en fait que le fruit de magouilles politiciennes et de négociations secrètes pour fausser le sort des armes.
****** : Ces raisons ont été depuis longtemps déjà exposées et analysées par les historiens, le premier d’entre eux fut Jean-Paul Bertaud, dans Valmy, la démocratie en armes, collection Archives, éditions Juillard, 1970, réédition Gallimard Juillard, 1989.
******* : Son site est à consulter ici
Les Mémoires du dragon Dragon T1 Valmy c’est fini. Nicolas Juncker (scénario). Simon Spruyt (dessin). Le Lombard. 15,45 euros.
Les huit premières planches :
Une vidéo de présentation :