Les Souris de Leningrad, au cœur du plus terrible siège de la Seconde Guerre mondiale
Objectif principal du groupe d’armées Nord, la ville de Leningrad n’a finalement pas été prise au terme de l’opération Barbarossa. Elle ne le sera jamais par la suite, les troupes allemandes ayant reçu l’ordre d’assiéger et d’affamer l’ancienne capitale des tsars. Les Souris de Leningrad, récit développé sur deux tomes par Jean-Claude Van Rijckeghem et Thomas du Caju, narre ces événements terribles. Si le premier volume, paru tout récemment, propose une approche intéressante, plusieurs incohérences et erreurs flagrantes viennent néanmoins ternir cette première impression.
Janvier 1962. Anka Alexandrovna, premier violon de l’orchestre philharmonique de Leningrad, échappe de peu à un attentat lors d’une représentation de la Symphonie n°7, de Dmitri Chostakovitch, la légendaire Leningradskaya Simfoniya. Écrite durant le siège de la ville, l’œuvre n’a pas été créé dans l’ancienne Saint-Pétersbourg, mais y a été interprétée pour la première fois le 9 août 1942, sous les bombes et les obus. Le terroriste, qui était armé d’un pistolet, se présente aux autorités comme étant Vassili Ivanovitch Tchapaïev, un héros de la Révolution bolchevique disparu en 1919. En réalité, au-delà d’un sens de l’humour certain, il se pourrait qu’il ait en partie perdu la mémoire durant son séjour prolongé en Sibérie. Il semble néanmoins bien connaître Anka. Il se souvient qu’elle avait trois amis – Maxim, Pyotr, et Grygory –, avec lesquels elle a vécu et survécu au siège de Leningrad. Alors âgés de quinze ans, les quatre adolescents étaient à la campagne au moment où les troupes allemandes engagées dans l’opération Barbarossa les ont pris en étau. Ils réussirent malgré tout à rallier leur ville natale dans des conditions épiques, traversant les lignes ennemies au nez et à la barbe de l’envahisseur. C’est alors que le piège s’est refermé sur eux, les condamnant à subir le siège le plus terrible de la Seconde Guerre mondiale.
Spécialisées dans la bande dessinée aéronautique, les éditions Zéphyr – entrées il y a quelques années dans le giron de Dupuis – se sont dès le départ entourées de dessinateurs capables du meilleur comme du pire dans ce registre très codifié. Thomas du Caju ferait plutôt partie de la première catégorie ; et il le prouve avec quelques planches plutôt réussies. On pense par exemple à la séquence de l’attaque sur la gare de Lychkovo, avec cet impressionnant vol en rase-motte d’un groupe de bombardiers Heinkel He 111 P (planches 17 à 19), ou cette vision d’apocalypse à la planche 28, dans laquelle la carcasse calcinée d’un Mikoyan-Gourevitch MiG-3 témoigne de la violence des combats. Côté blindés, le dessinateur ne démérite pas non plus, avec par exemple cette composition cauchemardesque où trône un char BT-7 en flammes (planche 20, même si les roues du train de roulement de ce char rapide sont représentées en trop grand nombre). Que les amateurs se rassurent donc : Thomas du Caju sait dessiner et mettre en scène des avions. Seul gros bémol à ce niveau-là : la place trop réduite qui leur est laissée. Pour le reste, le travail du dessinateur nous semble un peu trop figé. Ses personnages – notamment masculins – se ressemblent beaucoup, que ce soit dans leurs traits ou dans leurs postures. L’ensemble manque de fluidité et ne brille pas par l’originalité de ses cadrages. On alterne souvent champ/contre-champ, avec un résultat relativement fade et répétitif, qui a un impact négatif sur la narration.
Car le principal défaut de ce premier volume des Souris de Leningrad est bien à chercher du côté de sa narration. Si le point de vue est intéressant – celui de quatre adolescents plongés brutalement dans la guerre –, le récit est en revanche assez confus. Il manque de liant et de logique, et multiplie les situations incohérentes. Les enfants sont ainsi envoyés à la campagne, en prévision de la guerre à venir. Si l’on en croit les échanges de la planche 11, ils s’installent à Lychkovo le 18 juillet 1941. Problème : l’opération Barbarossa a été lancée le 22 juin. Difficile de croire que la nouvelle de l’attaque allemande ait pu être tenue secrète aussi longtemps. Nos quatre adolescents évoquent pourtant toujours un conflit à venir… Autre interrogation : où se trouve cette ville de Lychkovo ? On relève la trace d’au moins deux communes portant ce nom : la première située dans l’actuelle Belarus, près de Volkovysk (actuellement Vawkavysk) ; la seconde dans l’oblast de Nijni Novgorod, en Russie, sur la rive sud de la Volga. Située à plus de 450 kilomètres à l’est de Moscou, celle-ci semble être un endroit sûr en prévision de la guerre à venir, puisque très en arrière de la zone des combats. Mais alors comment expliquer l’attaque des bombardiers allemands sur la gare, alors que les opérations sur le front nécessitaient au même moment toute l’attention de la Luftwaffe ? Sans compter que, dans cette configuration, les Heinkel He 111 auraient évolué à la limite de leur rayon d’action et sans escorte. La cité biélorusse semble dès lors être une option beaucoup plus crédible. Elle a bien été bombardée par l’aviation allemande, avant que l’envahisseur n’en prenne le contrôle quelques semaines seulement après le déclenchement de la Blitzkrieg à l’Est. Mais on se heurte alors à un autre problème : pourquoi diable envoyer des enfants de Leningrad se mettre à l’abri si près de la frontière ? Cela n’a aucun sens ; et c’est pourtant sur leur fait d’arme héroïque – leur traversée des lignes ennemies – que repose l’intégralité du récit…
Tout au long de l’album, on trouve également plusieurs erreurs factuelles. La plus flagrante étant certainement la présence répétée avec insistance d’un portrait de Staline dans les premières planches du livre. Il apparaît ainsi deux fois dans la planche 3 et une troisième fois dans la suivante. Rappelons que la scène se déroule en 1962, soit neuf ans après la mort du dictateur. Nikita Khrouchtchev, artisan d’un rapport sur le culte de la personnalité présenté en février 1956, est alors premier secrétaire du PCUS (il le reste jusqu’en 1964). Accrocher un portrait de Staline bien en évidence dans un bureau de police, alors que le pays est en pleine déstalinisation, relève objectivement du suicide. Toute aussi dangereuse, cette curieuse habitude qu’a Anka de se référer à Dieu en public (notamment planche 19 et 25). La jeune fille porte d’ailleurs ostensiblement un crucifix autour du coup (il est mis en avant dès la planche 2, alors qu’elle est premier violon de l’orchestre philharmonique de Leningrad !), et se met même à prier. C’est peut-être intéressant en terme de dramaturgie, mais c’est surtout le meilleur moyen de finir au goulag. Le père d’Anka est, de ce point de vue, encore moins prudent, puisqu’il a accroché dans son salon pas moins de trois icônes (deux qui représentent la Vierge et un autre figurant peut-être Saint-Nicolas, planche 29 ; on en trouve également une dans la première case de la planche 11). Sans compter le crucifix au-dessus de l’étagère ! On notera d’ailleurs que de nombreuses églises apparaissent tout au long de l’album ; un peu trop souvent pour que cela soit innocent de la part des auteurs…
Nouvelle bourde d’Anka à la planche 27, lorsqu’elle propose que Leonid soit décoré de la croix de Saint-Georges ; une distinction impériale logiquement supprimée par Lénine en 1918 ! Autre erreur qui titillera les spécialistes cette fois : le canon d’assaut Sturmgeschütz III présenté à la planche 24 est d’un modèle postérieur à l’opération Barbarossa. Tous les StuG III engagés face à l’Union soviétique à l’été 1941 étaient des modèles à canon court. Or, celui-ci est vraisemblablement un StuG III Ausf. G équipé d’un tube long, d’un frein de bouche, et d’un manteau de canon type Saukopf, entré en service à partir de 1944. Pour une bande dessinée de genre, destinée à un public d’amateurs pointilleux, cela fait beaucoup…
Les Souris de Leningrad t.1. Jean-Claude Van Rijckeghem (scénario) et Thomas du Caju (dessin). Zéphyr. 48 pages. 14 €.
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