L’incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo, une fable uchronique sur la colonisation de l’Afrique au XIXe s.
Adapté d’un podcast à succès*, cet album nous entraîne en 1872, dans le sillage d’une expédition française au but extravagant : retrouver, au fin fond du Congo, l’éminent professeur Delescluze, dont il se murmure que la fréquentation de la faune locale l’aurait transformé… en singe. Grâce au rythme feuilletonesque d’Emmanuel Suarez (déjà auteur du podcast) et au talent du dessinateur Hamo, le lecteur s’immerge vite aux côtés de l’ingénu Corentin, de l’espionne Camille, du traître Gabard, du Bantou assimilé Christian et du marin Brieuc. En leur compagnie, ce qui s’annonçait comme une mission secrète au service de la Patrie se transforme en un voyage initiatique au service de l’Humanité… et de l’amour.
Un album narrant les pérégrinations coloniales d’un freluquet sur les immenses terres du Congo… Emmanuel Suarez aurait-il été inspiré par les aventures de l’intrépide reporter du Petit Vingtième escorté de son fox-terrier et d’un porteur autochtone ? La réputation colonialiste, voire raciste, qui colle (encore) à certaines pages de la deuxième aventure de Tintin est, à n’en pas douter, une veine à creuser. Mais entre la vision simpliste d’un Hergé, ignorant des réalités africaines, qui jette son héros dans le Congo des années 1930 et celle de Suarez, la comparaison s’arrête là.
Ce dernier choisit en effet de situer son aventure à une époque où l’expansion européenne n’a pas encore atteint son apogée en Afrique (ce sera le cas en février 1885, après le découpage acté par la conférence de Berlin), autrement dit à un moment où l’histoire n’est pas encore tout à fait écrite et les mentalités colonialistes en gestation. Parallèle cocasse et petit clin d’œil cependant à la figure tutélaire de Hergé : de toutes les aventures de Tintin, celle au Congo n’a jamais été adaptée pour les ondes**. L’incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo, en passant de la forme radiophonique au 9e art, emprunte donc le chemin inverse, et ce n’est pas là son seul intérêt.
Les ingrédients de cette uchronie au ton léger mais au thème sérieux doivent revêtir l’apparence du vraisemblable. Aussi cette aventure débute-t-elle par une rencontre discrète entre gens importants, au ministère français de la Marine. Avec le soutien financier de la « Société républicaine d’études géographiques » créée par la banque Fondeuvre et sur ordre de son ministre, le capitaine Tréguier reçoit
pour mission de retrouver le professeur Delescluze, un savant français renommé ayant disparu au cours d’une expédition entreprise, quelque temps auparavant, dans le bassin du Congo. Cette réplique tricolore du Stanley partant à la recherche de Livingstone ne s’inscrit cependant pas seulement dans le cadre d’une recherche de personne portée disparue. En effet, le désintéressement scientifique ayant ses limites, toutes les informations collectées en chemin par la mission Tréguier seront gracieusement mises par la République à la disposition de la banque Fondeuvre (qui saura investir en temps utiles dans ces terres congolaises pleines d’avenir).
Les chances de survie des membres de la colonne de secours sont précisément estimées par le banquier et devant l’intéressé, à « 14 % », ce qui justifie le choix d’un officier de marine célibataire et sans enfants, aux « états de service pitoyables » (page 13), dont la disparition n’attristerait que sa vieille mère et n’obérerait pas les forces militaires nationales. Et si, par hasard ou par chance, le professeur Delescluze était retrouvé sain et sauf, il appartiendrait au jeune officier d’accomplir son « devoir patriotique : mieux vaut un héros mort qu’un singe en vie » (page 13). Car il en va « de l’honneur de la Patrie » et de la crédibilité de son projet colonial, possible pilier de la Revanche contre la Prusse honnie.
Quel meilleur ressort pour un feuilleton (radiophonique ou dessiné) qu’une intrigue mâtinée d’espionnage ? Au moment où le frêle Corentin est choisi par sa hiérarchie pour ses « quelques velléités botaniques et zoologiques » (page 13), la superbe Camille de Willers est engagée par le rédacteur en chef d’un grand journal étranger pour infiltrer l’expédition Tréguier. Sa mission est double : récolter le plus d’informations possibles sur la métamorphose de Delescluze afin de ridiculiser « les Fransquillons » à grand renfort d’articles tapageurs, mais surtout récupérer les données utiles à l’exploitation des terres en amont du Congo, pour damer le pion des Français. Petite précision utile : quand Camille de Willers atteindra son but, elle couvrira d’or et de gloire le grand journal qui l’a recrutée ainsi qu’un petit cercle d’hommes d’affaires très intéressés par les ressources congolaises et obtiendra… « la reconnaissance éternelle de sa Majesté Léopold », le roi des Belges (page 14).
En plus de jouer sur une rivalité coloniale franco-belge anachronique mais pratique pour la suite de l’aventure, le scénario invite donc une beauté wallonne au caractère bien trempé, capable de charmer puis de mener par le bout du nez cet officier naïf de Corentin. Sous couverture d’un personnage crédible et d’une raison plausible d’embarquer sur le même navire que l’expédition Tréguier, Camille, grimée en homme pour ne pas susciter la curiosité, parvient à intégrer l’expédition qui s’enfonce en terre inconnue. L’argent ne semble pas constituer son seul mobile : l’autre pourrait être sa francophobie aiguë, elle qui déclare pouvoir distinguer les Français des macaques à leurs « cris arrogants » (page 15).
Le charme de cet album opère chapitre après chapitre, car l’intrigue est servie par une savoureuse galerie de personnages qui gravitent autour du candide capitaine Tréguier, parfait anti-héros, sujet au mal de mer, allergique au poisson, mais devenu marin pour perpétuer la tradition familiale. Il y a d’abord sa mère, veuve austère, un brin castratrice, éprise de Baudelaire et d’Ovide, qui ordonne à son fils de ne rien tenter d’héroïque tant il est maladroit et qui exige une lettre par semaine pour rendre compte de ses impressions alors que cet esprit curieux brûle du désir de tenir un journal de bord à la manière des grands explorateurs du siècle précédent. Pendant la traversée vers l’Afrique, le capitaine Gabard, commandant en second de l’expédition, briefe la troupe : en vrai militaire parlant haut et fort, il se pose comme le vrai chef d’autant plus qu’il a été officieusement mandaté par le gouvernement pour surveiller l’inexpérimenté Tréguier.
Arrivée en terre africaine, la colonne fait la connaissance de Christian, l’interprète, né Nzuzi Bibaki Ndangi, qui maîtrise « au moins six langues et dialectes régionaux », et qui servira aussi d’interface entre les donneurs d’ordres Blancs et les porteurs autochtones du clan des Bassangas. Les autorités locales valent aussi le détour : l’aristocrate Amaury Baucheron du Plessis de Pontbellanger, chef du comptoir français de Libongo, entre en scène pieds nus et débraillé, quand le roi Mpanzu, souverain du royaume de Mpembo, impressionne par sa culture, son polyglottisme et son art de l’hospitalité.
Suarez a parfaitement su glisser du récit d’aventures à la fable uchronique, en proposant un scénario déconstruisant petit à petit le colonialisme et sa matrice, à savoir l’ignorance crasse dont font preuve les Européens nimbés de leurs certitudes et de leur peur de l’inconnu. Chacun des membres de l’expédition
Tréguier débarque en terre africaine empli de ses préjugés ou de ses craintes. Gabard juge utile d’informer ses soldats sur les pouvoirs du sorcier Umumgu, capable de rendre presque invisibles des centaines de guerriers se livrant à la chasse nocturne de la femme blanche pour en dévorer la chair (page 28). L’aristocrate incarnant l’autorité française au comptoir de Libongo, moquant Corentin respectueux de la sueur de ses porteurs, préconise la barrique de Saint-Émilion comme instrument de persuasion auprès des chefs nègres vite grisés par l’alcool. L’étendue et l’organisation politique du royaume Mpembo étonne un Gabard, qui refuse de prendre au sérieux la possibilité d’un État et d’une capitale « au milieu de la jungle » (page 57). Après un chavirage sur le fleuve Congo qui coûte la vie à plusieurs porteurs bassangas, le chant de deuil joyeux de leurs frères survivants étonne mais l’explication apportée par Christian permet d’en percevoir toute la philosophie.
Christian, justement, et le roi Mpanzu, participent aussi à la déconstruction du rapport entre les civilisations. L’un comme l’autre, nés sur la terre d’Afrique, ne rejettent pas en bloc la culture de l’autre, fût-il un Blanc arrogant. Le premier, baptisé à deux ans et littéralement élevé par des Franciscains, ne jure que par le latin et son plus grand rêve serait d’étudier dans une grande université européenne. Le second « maîtrise plus de huit langues continentales, dont le français » (page 57), instruit Corentin sur la complexité des langues bantoues parlées par tous ses sujets et lui rappelle poliment que Christophe Colomb ne peut avoir « découvert un continent [déjà] peuplé depuis des milliers d’années » (page 60). Corentin, lui-même, pourtant animé d’un grand respect, n’envisage pas que sa passion pour la botanique et la zoologie puisse être transmise ou rendue accessible aux Bassangas, jusqu’à ce que Christian lui indique une voie éclairante.
Et si cette région du Congo avait le pouvoir mystérieux d’inverser le cours des choses ? Ou d’« inverser le cours du fleuve », comme le suggère joliment le titre du chapitre 8 ? Ou d’inverser le sens de l’évolution des espèces, comme s’en étonne Camille de Willers à l’aube de sa mission, dans le bureau du directeur du
Télégraphe wallon ? On l’avait un peu oublié, le professeur Delescluze, au milieu de la forêt dense, parmi ses frères et sœurs primates, livre la morale de cette quête. Il est à l’origine de l’uchronique Traité de Hambourg, signé par des puissances européennes d’Afrique effrayées par « les mutations génétiques terribles et irréfutables » n’affectant, bien sûr, que les Blancs (page 109).
Cette fable intelligente et sensible, qui dit en creux tout ce que n’a pas été la colonisation de l’Afrique au XIXe s, fera la joie de tous les publics. Les héros de Suarez, en effet, séduisent par leur caractère et la profondeur de leurs propos, sans jamais se départir d’une bonne dose d’humour… et d’amour. L’idylle, improbable au départ, entre la tueuse de « Fransquillons » et l’amateur d’orchidées ajoute à cette aventure un petit air romantique, qui donne envie de croire que nos deux tourtereaux vont embarquer ensemble pour une contrée où ils poursuivront leurs roucoulades.
* : Encore disponible sur le portail de Radio France, en cliquant ICI ou grâce au QR code figurant sur la 4e de couverture de l’album.
** : Les toutes premières adaptations remontent au début des années 1950 (quatre albums vinyle sur le Label Decca). Une deuxième vague d’une douzaine d’albums ont ensuite été adaptés entre 1959 et 1963 pour la RTF, et sont toujours disponibles sur le site de l’INA (pour écouter par exemple L’Île Noire, cliquer ICI). Une dernière vague d’adaptations, fruit d’une collaboration entre Moulinsart SA, France Culture, la Comédie-Française et l’Orchestre National de France, a été initiée en 2016 et peut s’écouter, pour Le Temple du Soleil, par exemple, en cliquant ICI.
L’incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo. Emmanuel Suarez (scénario). Hamo (dessin et couleurs). Nathan. 128 pages. 22 euros.
Les neuf premières planches :