L’Improbable révolution de Corentin Tréguier au Royaume-Uni : les mineurs gallois font triompher la lutte des classes en 1875

L’ingénu Corentin Tréguier est de retour ! Après le succès de leurs podcasts, Emmanuel Suarez et Hamo adaptent pour le 9e art le deuxième épisode des tribulations du candide botaniste breton. Ce dernier se retrouve cette fois leader d’un mouvement social né dans les mines de charbon du Pays de Galles. Après avoir préservé l’Afrique de la colonisation européenne au XIXe s., Corentin et ses acolytes trouveront-ils le moyen de faire évoluer les rapports de classes entre actionnaires capitalistes et ouvriers exploités ? Cette deuxième fable uchronique se plaît à imaginer ce qu’aurait pu devenir un monde épris de justice sociale si, au lieu de contenter l’appétit du gain des grands patrons, l’Angleterre s’était saisie des idéaux d’égalité et de fraternité chers à la République française honnie.
Comme son juvénile alter ego à la houppette, Corentin Tréguier enchaîne les voyages et les aventures dans un continuum spatio-temporel. Nous l’avions quitté sur un quai du port de Nantes, en partance pour Sumatra, à un cheveu du mariage avec l’intrépide Camille de Willers. A l’orée de ce deuxième album, le voici donc en route pour les Indes orientales, où, en bon botaniste récemment converti au naturalisme, il pourra peaufiner ses connaissances acquises grâce à la lecture dans le texte de « tous les livres de Charles Darwin ». Mais à défaut d’approcher les orangs-outans de Bornéo et de Sumatra, Corentin va faire d’autres rencontres sur le bateau, dont la dernière va le conduire dans un pub de Cardiff puis, au petit matin suivant, dans une porcherie de sa banlieue. C’est dépossédé de tous ses biens et pour échapper à la police qu’il se voit contraint de s’engager comme mineur en rejoignant la file des gueux chassés d’Irlande ou d’ailleurs par la disette.

Contrairement au scénario rocambolesque de l’expédition africaine, cette histoire s’ancre résolument dans la réalité économique et sociale du Royaume-Uni et de sa province galloise. Les conditions de travail et de vie des mineurs en 1875 ainsi que les risques encourus sont vite rappelés au moment de l’embauche (page 25). Six jours de travail par semaine à raison de dix heures quotidiennes, un salaire hebdomadaire d’à peine 4 shillings, des interdictions en rafale (absence, retard, usage de langues incompréhensibles par le contremaître, violence à son encontre) sont le joug ordinaire du mineur gallois. Les moins de 13 ans sont autorisés à travailler mais à des conditions dégradées : huit heures par jour pour un salaire deux fois moindre que celui de leurs oncles ou pères.
Le contremaître Clark Adams, responsable de l’embauche, énonce enfin la dernière interdiction faite aux mineurs : celle des rassemblements informels ou dans le cadre d’un syndicat, sous peine de renvoi immédiat. Cette prohibition des syndicats peut être envisagée comme le chant du cygne des privilèges économiques du patronat anglais. En effet, le Trade Union Act (loi autorisant la création d’organisations syndicales) a été voté en juin 1871. En 1875 sont votés le Conspiracy and Protection of Property Act (loi sur la conspiration et la protection de la propriété) abolissant le Criminal Law Amendment Act (loi amendant la législation criminelle) et l’Employers and Workmen Act (loi sur les patrons et les travailleurs). La première loi autorise sans ambiguïté des piquets de grève et consolide le droit de coalition, la dernière assimile désormais la relation entre un ouvrier et son employeur à un contrat de travail, non plus à une relation personnelle inégale héritée des temps féodaux. Glyndwr, le porion (chef d’équipe de mineurs) gallois instruit, opposant en chef déclaré du contremaître Clark Adams, ne peut ignorer cette conquête sociale récente.
Le choix de l’année 1875 comme trame temporelle de l’album s’avère donc en léger décalage avec la réalité. Depuis 1874, la condition ouvrière progresse sur le terrain et dans les mentalités, à tel point que deux mineurs et trade-unionistes, Thomas Burt et Alexander MacDonald sont élus à la Chambre des Communes cette année-là. Par ailleurs, le compte-rendu d’un mouvement de grève ayant éclaté dans les mines de charbon du pays de Galles en janvier 1873 conforte cette irruption des syndicats dans l’évolution des mouvements sociaux. Outre l’affrontement classique entre des patrons opposés à toute augmentation de salaire et les 60 000 (bientôt 80 000) mineurs qui cessent le travail dès le 7 janvier, nous découvrons comment une cagnotte syndicale a permis de soutenir un temps le mouvement en versant 2 shillings par semaine aux grévistes. Nous apprenons également comment cette grève a fait exploser le prix du charbon, entraînant la fermeture d’une usine devenue non-rentable, et la solidarité du peuple avec les grévistes qui, malgré la cherté du charbon, manifeste contre « la conduite inhumaine des propriétaires des mines ».
Coincé par la propre cohérence chronologique de la vie de son héros, Suarez l’a donc immergé un peu trop tard dans l’histoire britannique. Mais en dépit de quelques petites erreurs ou incohérences factuelles, Corentin remplit à nouveau son rôle pédagogique, soit lorsqu’il raconte le sort misérable des mineurs et de leurs familles dans une lettre à sa mère (page 29), soit lorsqu’il partage, émerveillé, avec ses compagnons, la découverte de brachiopodes fossilisés dans une galerie du crétacé (page 35).
Et lorsque l’accident survient, peu importe l’époque, le scénario se répète de manière implacable. Une explosion entraîne l’effondrement d’une ou plusieurs galeries, tuant tous ceux qui s’y trouvent. Les cadavres sont extraits du chaos et alignés sur le sol. Après le temps du recueillement vient celui de la colère chez les ouvriers : que faire pour que cela ne se reproduise plus jamais ?

Après le temps du recueillement vient celui du cynisme chez leurs employeurs, en la personne de Lord Bolingbroke, comte d’Hertford, entrepreneur comme il aime à se présenter à Corentin lorsqu’il fait sa connaissance sur le bateau au tout début de l’album. Avec « ses » mineurs, il se montre moins affable. Comme il l’assène à un médecin conscient des pathologies professionnelles de ses ouvriers, « ils nous doivent tout et en ont parfaitement conscience ». Une fois les quelques jours de deuil écoulés, cet accident mortel ne doit pas ralentir la production. Mais le Corentin primatologue qui devisait avec ce lord anglais sur le pont du navire cède la place au Corentin piqueur dans la mine, n’ayant pas peur de défier du regard et de la parole cet aristocrate méprisant. Le Corentin gaffeur, au prix d’une improbable et impossible confusion entre les deux sens français du mot « grève * » en déclenche une immédiate et en devient malgré lui, l’un de ses leaders.

La révolte gronde, elle enfle au point de déclencher un soulèvement général et bientôt une marche ouvrière et populaire sur Londres. Depuis que certains et certaines ont vu en lui une réincarnation des grandes figures de la révolution de 1789, Corentin, alias Corey, est devenu dans la presse britannique « le Français », celui par qui une nouvelle Nuit du 4 août pourrait bientôt surgir et pourquoi pas une nouvelle affirmation du nécessaire partage des richesses entre tous ceux qui contribuent à mettre en valeur une ressource pourvue par Dieu ou dame Nature. Pour l’heure, les revendications que voudraient porter les manifestants à Buckingham Palace puis à la Chambre des Lords excluent toute violence. La ferveur qui contamine les cœurs et les esprits suffit à faire patienter les 3 000 Gallois sur Trafalgar Square et dans St Jame’s Park, à la belle étoile.
Corentin l’idéaliste n’a ni l’âme d’un chef, ni celle d’un guerrier. Il ne peut imaginer que ce monde absurde dans lequel des hommes exploitent d’autres hommes à seule fin d’amasser des fortunes qu’ils n’auront pas assez d’une vie pour dépenser continue sa marche folle. Face au danger d’une révolution qui étranglerait les capitalistes avec les boyaux des aristocrates, Lord Bolingbroke et son nouvel ami, expert en finance spéculative, un certain lord Macrony (ressemblance assumée avec un président issu du monde la banque et de la finance) vont donc abattre leur dernière carte : la reine Victoria.

La marque de fabrique des aventures de Corentin Tréguier, bien parties pour devenir une série déclinée en deux versions, est l’uchronie. Jusqu’au dernier chapitre, le suspense est total. Pour ne rien divulgâcher, disons que le deus ex machina de cet album n’est autre que Solange, la mère de Corentin, dont le courage et le sens de la diplomatie vont faire merveille. L’entremise de Christian Bibaki auprès d’un philosophe de sa connaissance vont parachever le « twist » historique, d’une ampleur au moins égale à la non-colonisation de l’Afrique au XIXe siècle. Auparavant, le rêve glaçant de Corentin imaginant un monde futuriste de béton et de verre, peuplé de créatures insensibles portant des cravates rappelant des symboles totalitaires lui donne la force et le courage d’œuvrer pour la liberté contre l’aliénation.
En bon officier de marine et en bon Breton, Corentin quitte son aventure en s’embarquant sur un somptueux clipper pour une mission que lui a confiée la reine Victoria en personne. Il s’agit pour l’instant de traverser l’Atlantique, accompagné, cette fois, par Camille et Christian. Ce sage « ni tout-à-fait Africain ni tout-à-fait Européen » espère que « l’Amérique sera son continent » mais il se pourrait qu’il soit d’abord le témoin d’un mariage au large des Cornouailles…
* : L’incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo s’écoute ICI et le podcast dont est tiré le présent album est à écouter ICI.
** : L’incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo, paru aux éditions Nathan en 2023 et chroniqué sur Cases d’histoire ICI.
*** : Un compte-rendu de cette grève est à lire en première page du Journal du Cher, rubrique « bulletin de l’extérieur ». Entre le 7 janvier et le 20 mars 1873, une dizaine d’éditions raconte l’évolution de ce mouvement, à découvrir en suivant ce lien.
**** : À la page 23, le policier anglais qui demande à Corentin ses papiers d’identité, ne peut ignorer que l’équivalent de notre CNI n’existe toujours pas outre-Manche, a fortiori en 1875. Par ailleurs, sur une case de la page 29, la concomitance de casques de mineur ornés de bougies (visibles des pages 29 à 36) avec une foreuse à air comprimé détone. Bien qu’ils n’aient pas disparu en Angleterre à cette époque, ces casques ont été progressivement suppléés par des lampes de sécurité, appelées lampes de Davy et lampes de Stephenson, rendues obligatoires à partir de 1816. La flamme enfermée dans un fin treillis métallique empêchant sa propagation est moins susceptible de provoquer des explosions liées au grisou. On peut voir ces modèles de lampes utilisées dans des mines françaises en suivant ce lien.
***** : En anglais, le mot pour la grève en tant que cessation de travail est strike. Il n’y a aucune possibilité pour que le mot strike puisse s’insérer dans une description de mergules confondus avec des galets aperçus sur la grève (le terrain formé de graviers en bord de mer) qui se dit shore en anglais.
L’Improbable révolution de Corentin Tréguier au Royaume-Uni. Emmanuel Suarez (scénario). Hamo (dessin et couleurs). Nathan. 128 pages. 22 euros
Les dix premières planches :