La Pièce manquante : quand une œuvre de Shakespeare devient un Graal féministe
On a coutume d’associer Don Quichotte et son fidèle Sancho à l’œuvre de Cervantès. Or ces deux héros éternels ont aussi inspiré Shakespeare, auteur d’une pièce méconnue intitulée Cardenio, jouée en Angleterre pour la première fois en 1612 ou 1613, et dont le texte a depuis… disparu ! Il n’en fallait pas plus à Jean Harambat pour imaginer la quête, un siècle et demi plus tard, de ce Graal théâtral par un duo ébouriffant, constitué de l’actrice Peg Woffington et de son majordome et ami Ignatius Sancho. De clins d’œil en rebondissements, cette Pièce manquante parue chez Dargaud rend hommage pêle-mêle au théâtre, au merveilleux, aux génies cervantesque et shakespearien, aux actrices et à l’Angleterre, décor des trois derniers albums du talentueux auteur landais.
Annus horribilis ! L’an de grâce 1616 voit passer de vie à trépas deux des plus grands génies littéraires de tous les temps, l’espagnol Miguel Cervantès et l’anglais William Shakespeare. Clin d’œil du destin, ces deux géants meurent à un jour d’intervalle, les 22 et 23 avril. Mais un autre événement plus littéraire les lie à tout jamais, qui n’a pas échappé à la sagacité de Jean Harambat.
Un beau jour de 1613, une pièce intitulée L’Histoire de Cardenio est jouée par la compagnie londonienne des King’s Men devant la cour du roi Jacques Ier. Quarante ans plus tard, alors que les rideaux de tous les théâtres sont baissés du fait de l’interdiction ordonnée par Cromwell (jusqu’en 1660), cette œuvre est répertoriée au très officiel registre des libraires et imprimeurs de Londres et attribuée au duo de dramaturges William Shakespeare et John Fletcher *. Les exégètes de l’œuvre maîtresse de Cervantès le savent déjà, mais Harambat, par la bouche de son Sancho, nous éclaire sur la source d’inspiration des deux Anglais (pages 25-26, et plus en détails encore pages 55-57). Dans quelques chapitres de la première partie du « Quichotte » sont évoquées les amours contrariées d’un certain Cardenio. Séduits par le potentiel dramatique de cet épisode, Shakespeare et Fletcher décident littéralement de l’extraire de son contexte et s’en inspirent pour bâtir à leur tour une pièce. Ni le titre ni les noms des personnages ne brillent par leur originalité, mais rien d’étonnant car les auteurs ne cherchent aucunement à dissimuler leur source. Si ce Cardenio est rentré dans l’histoire, c’est tout simplement parce que cette pièce est devenue un fantôme, son texte ayant disparu. De là à imaginer sa quête par un duo constitué d’une actrice à la recherche d’un rôle féminin fort épaulée par son majordome biberonné à la littérature classique au point d’avoir été nommé Sancho par ses parents adoptifs… Place à la Pièce manquante !
Une fois posé l’élégant préambule, Harambat construit son album comme une pièce en trois actes suivis d’un épilogue. Fidèle à la formule qui a fait le succès de ses deux précédents albums, il fonde son scénario sur une trame historique incontestable, y fait évoluer des personnages réels dont il accentue ou atténue des traits de caractère et insère enfin des personnages de son crû, au service de la vivacité du récit. Pourquoi a-t-il choisi cette fois d’en implanter l’intrigue en 1744 ? Bien que perdue, cette pièce n’en possède pas moins une histoire faite de conjectures solides, brillamment résumées dans un article ** dont s’est inspiré l’auteur.
La réapparition de ce Cardenio se produisit sur les lieux mêmes de sa création, dans le milieu du théâtre londonien. À partir des années 1720, un authentique « Shakespeare Ladies Club » regroupant, comme son nom l’indique, des groupies de la bonne société aristocratique anglaise, usa de tout son entregent pour persuader les directeurs de théâtre de Londres de remettre au répertoire les œuvres classiques afin de remplacer celles en vogue à l’époque, nettement plus légères voire libertines. Dans ce club, Harambat distingue à la manœuvre Lady Ashley-Cooper, comtesse de Shaftesbury, authentique figure de proue de cet aréopage de défenseures du barde, ainsi que la comtesse d’Oxford, mentionnée une première fois page 33, avant que sa demeure d’Hellbeck Abbey ne devienne le décor d’une scène virevoltante (pages 76-80) et une partie de chasse au renard l’occasion d’une confession intime à propos du Cardenio.
Dans sa distribution, Harambat invite une pléiade de personnages historiques à jouer leur propre rôle. C’est le cas de l’héroïne, la sublime Peg Woffington, alias Margaret Woffington (1720-1760). À plusieurs reprises, Peg évoque des épisodes authentiques de son enfance (quand elle arpentait les marchés de Dublin comme vendeuse, page 19), ou de ses débuts comme artiste (quand elle est devenue « l’élève de la grande signora Violante, experte en acrobaties », page 75).
La ressemblance entre la vraie Peg et son double de papier s’arrête à l’exercice du métier de comédienne. En effet, air du temps oblige, Harambat fait de sa Peg à lui une amazone féministe se lançant à la recherche de La Pièce Manquante non seulement pour son immense valeur patrimoniale, mais surtout parce que Dorotea, l’héroïne, lui offrirait enfin un « grand rôle féminin : ensorcelant, sublime, prodigieux, un vrai rôle de femme » (page 16). Cette rousse incendiaire ne supporte plus, en effet, qu’une bonne partie du public du Covent Garden Theater ne paie sa place que pour « voir ses jambes, comme des chiens assis sur leur derrière qui guettent un os en salivant » (page 16). L’objectivation du corps des femmes : un fléau dont cet album a le mérite de dénoncer des racines profondes et un brin paradoxales, puisque, dans cet exemple, il procède d’une avancée de la cause féminine, à savoir l’autorisation pour le beau sexe de jouer sur scène des rôles féminins, mais… en pantalon, ce qui soulignait le galbe des jambes et dilatait certaines pupilles.
Quel plus noble faire-valoir pouvait espérer Peg en la personne d’Ignatius Sancho ? Sa vie (qu’il raconte brièvement page 25) tient du roman picaresque. Né sur un navire négrier, vendu comme esclave, ramené à l’âge de deux ans en Grande-Bretagne par son propriétaire, confié à trois sœurs de Greenwich qui l’élèvent jusqu’à ses 18 ans, il voit sa vie basculer lorsqu’il croise, après s’être enfui de Greenwich, la route de John, duc de Montagu. Ce grand lord anglais décèle en lui un immense potentiel, l’éveille à la lecture et bientôt à la littérature. Le Sancho débonnaire et érudit de cet album tient auprès de Peg le rôle de secrétaire et majordome, devient bientôt son garde du corps et son confident. Cet homme épris de liberté et d’égalité ne pouvait qu’embrasser la cause d’une féministe. Au moment de leurs adieux, Peg lui rend un hommage qui vaut toutes les déclarations. Si cet « ami vrai » (page 149) a bel et bien existé, il a mis, jusqu’à sa mort en 1780, toute son énergie et sa soif d’humanité au service du combat pour l’abolitionnisme.
Ensuite, par ordre d’apparition (et présent au premier rang des spectateurs sur la couverture de l’album), citons David Garrick, célèbre acteur et directeur du Drury Lane Theater de Londres, l’une des gloires de son époque. Il est au début de l’intrigue envisagé comme un simple concurrent taquin mais sensible au charme dévastateur de miss Woffington. Entre ensuite en scène Lewis Theobald, connu pour avoir écrit en 1727 une pièce adaptée du Cardenio de Shakespeare mais avec le désir de le « rafraîchir » pour le rendre conforme aux canons de son époque. Cela donna The Double Falsehood (“La Double Imposture“) et lui valut d’être descendu par la critique, malgré l’approbation initiale du Shakespeare Ladies Club (pages 32-33).
Le maître d’œuvre de ce lynchage se nommait Alexander Pope. Les deux écrivains et critiques se détestaient sans mesure, se disputant notamment à propos de l’édition des œuvres complètes de Shakespeare (en six volumes pour Pope, en sept volumes pour Theobald). Ce dernier survit de quelques mois à Pope (tous deux meurent en 1744) et relance la quête en mettant Peg et Sancho sur la piste du régisseur de Shakespeare, un certain John Downes, dont le souvenir seul sera évoqué sous les traits de son petit-fils Salomon ***, l’un des personnages imaginés par Harambat pour faire rebondir son scénario.
Dans une séquence désopilante teinté d’humour british (pages 60-65), ce personnage devenu porcher s’érige en philosophe et moraliste. Il ravit Peg quand il déclare que « seuls les cochons regardent les hommes en égaux ». Il la froisse légèrement en lui présentant « Peggie Woffie, [sa] plus belle truie, avec le poil roux comme la bruyère ». Mais surtout, il déclare venger la mémoire de son grand-père, toute sa vie méprisé par des « acteurs fielleux, des dramaturges paresseux et des comédiennes vaniteuses ». Ses fortes pensées sur le désir des êtres de brûler les planches résonnent avec des discours récents sur les bienfaits du théâtre auprès de la jeunesse française de 2024 (« Tous si impatients d’exhiber leur moi ! », pour déclarer à la face du monde et sans pudeur : « je suis un artiste ! », bêle le porcher, pétri de rancœur). Tout à sa joie, il ruine (provisoirement) les espoirs de Peg en se rappelant avoir nourri son gros Garrick d’un certain manuscrit que Lewis Theobald lui avait rendu quelques années auparavant…
Il fallait s’y attendre. La réputation de ce Cardenio née de son statut avait tout pour en faire un Graal (pages 44 ou 80) ou un trésor excitant de nombreuses convoitises. Pour agrémenter les péripéties de ses héros, Harambat a imaginé que Peg Woffington n’était pas la seule personne désirant mettre la main sur ce trésor. Peu à peu, d’autres équipages se dévoilent, et la pièce manquante ressemble de plus en plus à un puzzle géant complété scène après scène par tous ceux qui la recherchent. L’album, de coups de théâtre en rebondissements, maintient ainsi le suspens. L’immense vivier des personnages shakespeariens (dont les patronymes, costumes, accessoires et citations) nourrit les situations et les dialogues au fil des pages. Harambat y ajoute les ingrédients du récit d’aventures : un bandit de grand chemin masqué et grandiloquent, qui se pique de tirades à la moindre occasion, un colosse qui change de camp et tombe à pic, des enlèvements qui ne durent que le temps d’un face-à-face inattendu, des méchants si grossièrement grimés qu’ils en deviennent drôles, et des songes permettant à Peg ou Sancho d’assouvir des fantasmes (comme celui de la rencontre entre Will et Miguel, pages 125 à 128). Et bien sûr, pour servir d’écrin au fabuleux trésor, une grotte truffée de mécanismes ingénieux, puis une énième disparition de la Pièce tant convoitée et l’île de Libertalia **** comme clé plausible d’une énigme sans fin.
Passionné et fin connaisseur de son sujet, Jean Harambat réussit un nouvel exercice de style dans son jardin anglais. Ce Cardenio perdu, plus de quatre siècles après sa création, lui a inspiré un récit trépidant, qui tient la distance malgré la richesse de son propos et les multiples rebondissements, et dont la fin habile rend grâce à son sujet. Unir, le temps d’une aventure, la force picaresque de Cervantès au souffle épique de Shakespeare pour en extraire une joyeuse sarabande, bravo ! En profiter pour dépeindre de nobles personnages défendant de nobles causes, bravissimo ! Et quand il parvient en plus à nous rendre ces deux intimidants géants si familiers et à mettre leur univers à la portée du lecteur, il n’est plus que d’applaudir en pensant, comme de nombreux spectateurs à l’issue des représentations d’œuvres du barde : it’s miraculous !
* : Cet auteur à la carrière exceptionnelle a d’ailleurs multiplié les collaborations, la plus prolifique avec Francis Beaumont (mort en 1616, décidément). Deux autres pièces ont été coécrites avec Shakespeare en 1613, Henry VIII et The Two Noble Kinsmen (“Les Deux Nobles Cousins“). Hélas pour lui, sa notoriété a beaucoup pâti de l’ombre gigantesque du barde William.
** : Pour tout savoir sur l’histoire de cette pièce disparue, on pourra consulter Roger Chartier, « Comment lire un texte qui n’existe pas ? Cardenio entre Cervantès et Shakespeare », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, mis en ligne le 03 avril 2013, en cliquant ici. En voici les premières lignes : « Comment lire un texte qui n’existe pas, représenter une pièce dont le manuscrit s’est perdu et dont on ne sait pas avec certitude qui fut son véritable auteur ? C’est l’énigme que pose Cardenio – une pièce jouée en Angleterre pour la première fois en 1612 ou 1613 et attribuée quarante ans plus tard à Shakespeare (et Fletcher) ».
*** : Les autres membres les plus éminentes et influentes sont les écrivaines Elizabeth Boyd et Mary Cowper. Le Shakespeare Ladies Club est surtout connu pour son soutien à l’installation d’une statue de Shakespeare dans le coin des poètes de l’abbaye de Westminster en 1741.
**** : Dans L’Histoire générale des Pirates, attribuée à un certain capitaine Charles Johnson et publiée à Londres en 1728, Libertalia est le nom d’une république fondée par des pirates au début du XVIIIe siècle au nord de Madagascar. Elle est devenue une sorte de mythe dont la devise (« Par Dieu et pour la Liberté ») revendique son programme abolitionniste. Elle n’est peut-être que l’invention de Daniel Defoe qui aurait simplement utilisé un pseudonyme et donc inventé toute cette histoire.
La Pièce manquante. Jean Harambat (scénario et dessin). Jean-Jacques Rouger (couleurs). Dargaud. 160 pages. 21,50 euros.
Les dix premières planches :