L’incroyable Soleil mécanique, folie architecturale inachevée du IIIe Reich
L’architecture est au cœur de la vie, et en ce sens elle peut servir les idéologies les plus folles. Avec son étonnant Soleil mécanique, Lukasz Wojciechowski immerge le lecteur dans la frénésie de l’entre-deux-guerres, dans l’intimité d’un paisible cabinet d’architecte tchécoslovaque. Quelle trajectoire va suivre le personnage principal de l’album pour finir par concevoir un projet architectural digne des plus grandes folies nazies ? C’est toute la moelle d’un ouvrage remarquable, tant sur le fond – riche et très bien construit – que sur la forme – audacieuse et d’une grande cohérence. Une bande dessinée historique qui fait date.
Le totalitarisme aime l’architecture. L’Italie fasciste, l’Union soviétique et l’Allemagne nazie ont toutes les trois utilisé le premier des arts comme vitrine et outil de leur assujettissement. Lukasz Wojciechowski choisit le IIIe Reich comme toile de fond de son album, en situant le cabinet d’architectes dans lequel se déroule l’intrigue en Tchécoslovaquie, en 1937. Un moment important pour le pays, puisqu’il précède d’un an la crise des Sudètes, du nom des territoires tchèques à majorité germanophone revendiqués par Hitler pour être rattachés à l’Allemagne. Dans l’attente d’un inéluctable mouvement de troupes de l’ogre nazi, un certain nombre de Tchèques se laissent séduire par le chant des sirènes nazi. Dans un premier temps, Bohumil Balda – architecte inventé pour les besoins de l’album – n’en fait pas partie.
Bohumil Balda, qui dirige un cabinet d’architectes dans la ville de Hradec Kralové dans le Nord de la Tchécoslovaquie, proche des Sudètes, est partisan du modernisme, honni par les nazis. Même s’il n’est jamais cité dans l’album, on ne peut s’empêcher de penser au Bauhaus, ce courant architectural (mais qui touche également le design et la photographie) issu de l’école d’architecture et d’arts appliqués du même nom, créée en 1919 à Weimar en Allemagne. Symbole de “l’art dégénéré” combattu par les nazis, l’école est fermée en 1933. Interdit en Allemagne, le Bauhaus essaimera dans le monde, et notamment aux États-Unis où s’exilent Walter Gropius et Ludwig Mies van der Rohe, deux anciens directeurs de l’école. Bohumil Balda s’inscrit dans cette démarche avant-gardiste, aux antipodes des conceptions nazies. Il prône en effet une architecture façonnée par le soleil, à taille humaine. L’album montre d’ailleurs quelques-uns de ses projets pour appuyer par l’exemple les idées que met en pratique l’architecte.
Mais avec l’invasion du reste de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie en 1939, tout change pour Balda. Les autorités mises en place dans le nouveau protectorat du Reich relaient l’idéologie développée à Berlin et font la chasse au modernisme. Mais dans le même temps, elles mettent en chantier des bâtiments officiels qui nécessitent la présence d’architectes. Sevré de projets dans son style de prédilection, Balda doit donc choisir entre l’exil ou la participation à la mise en place d’une esthétique nazie dans les villes tchèques. Contre toute attente (avant l’invasion allemande, il déteste son beau-père, membre du parti national-socialiste – NSDAP), l’architecte décide de collaborer avec les nazis. Après quelques réalisations mineures (une porte monumentale en forme de svastika et les locaux du NSDAP), Balda, converti à l’architecture grandiose voulue par Berlin, en vient à imaginer un projet délirant, la Sonnenmachine, le Soleil mécanique, une méga-structure capable d’accueillir des milliers de spectateurs. Une folie.
Comme le dit lui-même Balda (abreuvé de Pervitin, ce médicament proche des amphétamines), il est devenu l’héritier d’architectes comme Palladio, Claude-Nicolas Ledoux, Etienne-Louis Boullée et Albert Speer, tous emblématiques d’une architecture de la démesure. Speer, intime d’Hitler et directeur du Bureau central de la construction, est le plus proche du “nouveau” Balda, qui s’inspire de certains de ses travaux et notamment du Zeppelinfield de Nuremberg et de sa “cathédrale de lumière” (les 130 projecteurs militaires pointés vers le ciel pour entourer la tribune monumentale). La fin de l’album révèle ce qu’il advient du Soleil mécanique de Bohumil Balda, mais la trajectoire de l’architecte est tout aussi importante. Son renoncement, sa conversion aux idées qu’ils combattaient naguère, est remarquablement narré. Le dessin est à l’avenant.
Le dessin minimaliste et filiforme utilisé par Lukasz Wojciechowski interpelle. Certes, il mérite un petit effort de lecture pour entrer dans son univers. Mais très rapidement, on est conquis par ce trait d’une grande sobriété. D’abord parce qu’il rappelle le dessin industriel des plans d’architecte (l’auteur en est d’ailleurs un lui-même et a réalisé l’album avec Autocad, logiciel de modélisation 3D bien connu des architectes) et qu’il fait merveille lorsqu’il s’agit de montrer des bâtiments. Ensuite, parce qu’il est accompagné de nombreuses astuces pour améliorer la lisibilité, notamment dans la caractérisation des personnages (la forme des lunettes, la taille, la forme du visage, des touches de rouge et une foule d’autres détails). Enfin parce que, malgré son apparente simplicité, il met brillamment en œuvre tous les codes du 9e art pour construire sa mise en page (mention particulière pour les dialogues, placés dans des cases indépendantes). La lecture s’en trouve particulièrement fluide. Le code couleur de la couverture qui rappelle les drapeaux nazis, l’insertion de vrai-fausse photos à l’intérieur du récit pour alimenter le réalisme de l’histoire, rien dans Soleil mécanique n’est gratuit. L’intelligence du propos et de sa réalisation en font un véritable petit bijou *.
* : A mettre en parallèle avec Le Triangle rouge, d’Andreas (Delcourt, 1995), lui aussi publié dan un format à l’italienne, qui rend hommage à l’architecte américain Frank Lloyd Wright.
Soleil mécanique. Lukasz Wojciechowski (scénario et dessin). Ça et Là. 144 pages. 16 euros.
Les dix premières planches :