L’Université des chèvres : la France de Louis-Philippe, les Etats-Unis de Trump, l’Afghanistan des talibans, le nécessaire combat d’une éducation qui rend libre
Quel est le point commun entre la France de Louis-Philippe (1830-1848), les fusillades dans les écoles des États-Unis de Trump et le sort contemporain des femmes d’Afghanistan ? La réponse se trouve dans L’Université des chèvres, le nouvel album de Christian Lax (avec une postface de l’historien académicien Pascal Ory). Au cœur de l’intrigue de cette bande dessinée, l’éducation, source d’émancipation, pas toujours facile à transmettre suivant les époques et les territoires.
Avec L’Université des chèvres, Lax nous entraîne dans une histoire de trois destins, sur trois continents (Europe pour la France, Amérique pour les États-Unis et Asie pour l’Afghanistan) et trois époques, sans jamais nous perdre et en ayant toujours ce fil ténu qui les relie : l’éducation comme condition nécessaire à l’émancipation, la force de s’opposer aux diktats de la société et le rôle des individus pour faire progresser cette société en s’opposant à la violence. Autre tour de force, cette histoire débute vers 1830 et se termine de nos jours, tout en maintenant une tension qui nous empêche d’abandonner Fortuné, Arizona et Sanjar avant la fin du récit.
Le point de départ de l’album est un certain Fortuné Chabert, colporteur en écriture aux alentours des années 1830, qui passe de village en village en Haute-Provence pour faire la classe. Mais Fortuné se heurte à plusieurs obstacles : l’hostilité de l’Église catholique qui veut reprendre en main le monopole de l’éducation que la révolution lui a contesté, et les refus des parents. La période n’est pas choisie au hasard puisque la réforme de François Guizot ministre de l’instruction publique de Louis-Philippe* oblige désormais à avoir un brevet pour enseigner. Ce début de l’école primaire en France crée deux exclusions : les filles d’abord, qui ne sont pas concernées par la loi, et Fortuné lui-même, qui ne veut ni d’un carcan ni d’un poste fixe. Il devient alors colporteur de livres.
Pour les besoins du transport, Fortuné s’adjoint une mule et peut-être par référence à un livre de l’Anglais Arthur Young**, il se définit comme étant de « l’université des chèvres, », celle de l’éducation nomade passant à travers les montagnes pour aller à la rencontre des élèves. Et ses élèves sont toujours heureux de le voir, d’échapper au moins pour un peu de temps à leurs dures conditions de vie. Cette première partie pose ainsi le thème central de cet album : qu’est-ce que l’éducation ? A quoi sert-elle ? Comment s’enseigne-t-elle lorsque la société s’oppose ? Quelles valeurs transmettre ?
Après 15 années à se battre contre les pesanteurs de la société, lassé, Fortuné abandonne et s’embarque pour l’Amérique. Sa rencontre avec une tribu d’indiens Hopis, permet d’interroger le statut des cultures dans l’éducation et le rôle de l’éducation officielle. En effet, le gouvernement et les missionnaires du pays ne veulent pas laisser ces indiens ignorer les « vertus » de la civilisation blanche. Et l’on découvre une autre éducation, qui bien sûr s’oppose à celle douce et libre de Fortuné, « l’éducation » des « Internats du gouvernement » destiné au lavage de cerveau des jeunes indiens, un thème repris et développé dans le récent (et très bel) album Hoka Hey !.
Fortuné ayant fondé une famille, le deuxième acte de cet album suit un moment de la vie d’Arizona Flores, journaliste au Phoenix Post, arrière-arrière petite fille de Fortuné et mère d’un enfant. Là encore, la période n’est pas choisie au hasard puis qu’il s’agit de celle du triomphe de Trump et de ses partisans, au moment ou un énième massacre dans une école de la région est commis. Arizona Flores chronique dans son journal ces massacres et pose la question de la vente libre des armes et du modèle de société inculqué aux jeunes de son pays. Mais un journal d’information dépend aussi de ses financeurs et il est demandé à Arizona de se faire discrète sur ce sujet. De manière subtile, Lax dresse le portrait d’un pays clivé dans lequel deux visions de la société s’opposent. Aussi Arizona Flores devient-elle journaliste indépendante et décide de se rendre pour un reportage en Afghanistan.
C’est le troisième acte de l’album et une sorte de boucle scénaristique puisque son « fixeur » Sanjar (celui qui traduit, s’occupe des rendez-vous et de sa sécurité) n’a pas toujours exercé cette activité. C’est la progression des talibans qui l’a éloigné de son métier, instituteur itinérant pour les écoles de montagnes de la région du Pandjichir ! Arizona et Sanjar mènent tous deux un combat, combat différent mais au nom des mêmes valeurs. Arizona veut faire bouger la législation des États-Unis sur les armes et le conservatisme de cette Amérique où Trump vient de triompher, tandis que Sanjar veut permettre à tous d’accéder à une éducation qui libère l’esprit, loin du carcan religieux de la tradition. On suit le combat de Sanjar à travers de superbes pages de paysages où se mêlent grande et petite histoire : rencontres avec les femmes afghanes qui continuent vaille que vaille de lutter pour l’éducation des filles, dont Eshani Alam, seule femme juge à la cour suprême d’Afghanistan (il y a bien eu de rares femmes à ce poste mais elles ont fini assassinées… ).
Et c’est tout l’intérêt de cet album que de poser la question de comment construire des individus émancipés dans une société ou tradition, droits et libertés ne s’opposeraient pas. C’est également une magnifique ode à l’éducation, la transmission, mais en montrant aussi les contradictions : comment l’éducation peut-être libératrice mais aussi instrument d’oppression. Surtout, cet album évoque ce qui nous construit, l’héritage familial, l’éducation reçue et les valeurs transmises, le tout sur un fond historique réel mêlant passé et actualité de notre monde.
Graphiquement, cet album est un véritable plaisir de lecture. Le talent de Lax peut se déployer totalement puisque le terrain de jeu va des Alpes aux montagnes d’Afghanistan tout en passant par le décor minéral des territoires Hopis. On retrouve cette passion pour dessiner les paysages de montagnes déjà présente dans Azrayen***, qui se passait dans l’Algérie de la guerre d’indépendance. Les vues panoramiques alternent avec des points de vues détaillées comme des photographies intimes de ces endroits, Lax ajoutant des petits détails signifiants qui ancre le récit dans notre réel comme des tee-shirt, des panneaux, des voitures. Enfin les teintes choisies et qui reviennent régulièrement, dont le bistre et l’ocre qui tranchent avec les gris, le bleu sombre et le pourpre de certaines pages, scandent magnifiquement le récit et permettent des fulgurances comme l’apparition de pages très lumineuses (aux teintes blanches ou jaunes) ou au contraire très sombres, accentuant les tensions du récit. Le tout est une belle leçon d’humanisme dans un monde qui bien trop souvent s’en détourne et on ne demande qu’à continuer cet apprentissage à l’universelle université des chèvres.
* : François Guizot (1787-1874), alors ministre de l’Instruction publique, donne son nom à la loi de 1833 qui exige la création d’une école primaire par commune et d’une école normale primaire par département. L’instruction n’est ni obligatoire ni gratuite. Cependant, l’article 21 donne au comité communal la responsabilité de s’assurer « qu’il a été pourvu à l’enseignement gratuit des enfants pauvres », soit un sur trois environ. L’école est réservée aux garçons. Toutefois, les dispositions de cette loi sont partiellement étendues aux filles par l’ordonnance du 23 juin 1836 (il faut attendre 1850 pour la loi rendant obligatoire la création d’une école de filles dans toute commune de 800 habitants).
** : l’agronome britannique Arthur Young (1741-1820) publie Voyages en France en 1792, une somme sur la France rurale de la fin du XVIIIe siècle, saluée par Tocqueville.
*** : Azrayen, deux tomes, Dupuis, 1999-2005.
L’Université des chèvres. Christian Lax (scénario, dessin et couleurs). Futuropolis. 152 pages. 23 euros.
Les douze premières planches :