Mai 68, la veille du grand soir. Une révolution entre hasard et nécessité.
Loin de la geste habituellement racontée par les « anciens de mai 68 », ce copieux roman graphique scénarisé par Patrick Rotman et dessiné par Sébastien Vassant, et co-publié par Delcourt et le Seuil, raconte les événements vus de l’intérieur (du mouvement étudiant, des ministères et des syndicats) avec humour et distance jubilatoire.
Les deux auteurs ne sont pas des inconnus. Sébastien Vassant s’est fait remarquer avec deux excellents albums historiques récents : Juger Pétain (Glénat) qui retraçait avec une rare intelligence le procès du chef de l’Etat français et Histoire dessinée de la Guerre d’Algérie (Seuil) avec Benjamin Stora au scénario. A la rigueur historique, il a su apporter une surprenante inventivité visuelle qui lui permet de glisser dans son récit des portraits, des fiches descriptives ou des reproductions de documents d’époque. Patrick Rotman qui signe le scénario a réalisé de nombreux documentaires sur le sujet et est à l’origine de Génération (Seuil, 1987 avec Hervé Hamon) un des livres qui ont marqué la mémoire de Mai 68.
Dès l’introduction, le propos est bien résumé et le lecteur sait dans quoi il s’engage : « Ce roman graphique n’a pas l’ambition, bien entendu, de raconter tout 68 ». Ce que nous racontent les deux auteurs se révèle autrement plus passionnant. La perspective semble renversée par rapport aux récits traditionnels. Il n’est plus question de « Grand soir » mais d’un groupe de jeunes gens à qui l’Histoire ou leur audace a finalement donné une place démesurée. On y voit beaucoup d’improvisation, associée à des discours politiques et idéologiques très formatés par l’époque et l’émergence en France des courants maoïstes et trotskystes. Les leaders, mais, dans les faits, il n’y en a pas vraiment, sont dépassés par l’ampleur des choses, des débordements de la rue. L’accumulation des revendications particulières se heurte sans cesse à une aspiration générale de la jeunesse qui cherche finalement autre chose que le renversement de tout. 50 ans après, ce petit théâtre sombre souvent dans le dérisoire ou un certain ridicule. Quand la jeune femme égrène la liste des différents groupuscules gauchistes que le jeune Rotman peut rencontrer, on pense immédiatement à la scène du cirque dans La Vie de Brian des Monty Python.
Et pourtant la République a tremblé.
Le récit des journées vu du côté du pouvoir apporte un contrepoint qui pose aussi de réelles questions. Tandis que les étudiants croient au « Grand soir », que les ouvriers plus réalistes espèrent de vraies améliorations sociales qui tardent à venir, les politiques sont divisés et les lignes de fractures ne sont pas celles qu’on imagine. Deux personnages dominent alors la scène. Le général de Gaulle, président de la République et Georges Pompidou, son Premier ministre. Le premier est totalement dépassé, prêt à faire tirer sur la foule. On ne retrouve pas l’homme du 18 juin ou de la fin de la Guerre d’Algérie. Il est vrai qu’il est âgé et que son « logiciel » ne s’adapte plus à la société des années 1960 et du baby boom.
Rotman donne « le beau rôle » à Georges Pompidou. L’homme ne cède pas à la panique, il saisit très vite qu’il ne faut surtout pas embraser la situation par un coup de force incontrôlé. Il incarne dans La veille du grand soir, un pouvoir bienveillant, à l’écoute et qui parie sur l’avenir tandis que de Gaulle fait figure d’agité. Leur relation va en pâtir.
Dernier groupe dépeint avec un certain humour : celui des syndicalistes et des ouvriers qui entrent dans la danse. Là encore, c’est le bordel. On voit se dessiner une fracture entre les syndicats et leurs représentants qui négocient les futurs accords de Matignon. Les ouvriers ne sont pas d’accord avec les avantages obtenus, ils veulent plus et mieux alors que les délégués, finalement en connivence avec le pouvoir, estiment avoir obtenu le maximum. C’est l’épisode qui surprend le moins, le plus en conformité avec ce que l’on sait.
Le dessin de Sébastien Vassant s’adapte parfaitement au propos de Patrick Rotman. Les portraits sont toujours expressifs, souvent drôles sans tomber dans la caricature, malgré une remarquable économie de moyen. Le découpage est très rythmé grâce à l’alternance de cases fermées et de dessins qui se libèrent dans la page et par les décors qui ne sont présents que lorsqu’ils sont vraiment nécessaires. L’auteur privilégiant les fonds colorés et unis pour faire évoluer les personnages et concentrer l’attention du lecteur sur les dialogues ou les postures.
Tout en racontant une bonne partie de ce qu’a été Mai 68, les deux auteurs racontent aussi l’initiation du jeune Rotman à la politique. Lâché dans la grand bain, il doit apprendre à nager tout en gardant la tête froide, et savoir qui fait quoi, qui pense quoi, pour prendre une direction acceptable.
Ce roman graphique jubilatoire se lit d’une traite, avec un peu d’ébahissement car une fois la dernière page tournée, on se demande bien comment la République aurait pu tomber.
Mai 68 – La veille du grand soir. Patrick Rotman (scénario). Sébastien Vassant (dessin, couleurs). Seuil Delcourt. 192 pages. 24,95 €
Les 5 premières planches :