Remington 1885, prisonnier des Apaches, instruit par Geronimo

Avec Remington 1885, premier album original de Josep Maria Polls et Sagar en France, les éditions Dargaud publient ici le fruit d’une collaboration singulière dans leur catalogue : une fiction ancrée dans l’Ouest américain de la fin du XIXe siècle, imaginant une rencontre entre Frederic Remington – le plus célèbre peintre de la conquête de l’Ouest – et le chef apache Go Khla Yeh, alias Geronimo. L’histoire, bien que fictive, soigne les détails d’une véracité historique prenante.
En 1885, Frédéric Remington, âgé de 24 ans, entreprend un voyage dans le sud-ouest des États-Unis dans l’espoir de réaliser des croquis susceptibles d’illustrer des articles pour la presse, et notamment pour le Harper’s Magazine, objectif ultime avoué de l’artiste. Ce mensuel new-yorkais génraliste, fondé en 1850 et toujours actif aujourd’hui. Originaire de la même ville, Remington s’était initialement tourné vers l’élevage de brebis et le service de boisson dans un saloon dans le Kansas. Il revient à New York, d’y suivre brièvement les cours du département d’art de l’université de Yale, et de se marier. Ses lettres à son épouse Eva ponctuent le récit. Elles offrent un contrepoint intime au déroulement de l’action. Ces écrits donnent davantage d’épaisseur au personnage sans alourdir la trame narrative.
Représenter les indiens
L’intérêt pour les représentations artistiques du territoire américain et de ses peuples autochtones est lié à l’expansion de la nation vers l’Ouest. Le mouvement pictural de la Hudson River School, très actif à New York, a probablement influencé Remington. La ville abritait de nombreux ateliers de cette école de paysage. Son style réaliste, magnifiant les paysages de la jeune nation, participe à la construction d’un imaginaire national. Remington s’attache moins aux panoramas qu’aux figures humaines : soldats en campagne, communautés autochtones, et avant tout Geronimo. Porté au départ par un idéal pittoresque et une vision romantique de la frontière, il est rapidement confronté à la dureté des hommes et du climat.
Représenter les Apaches
Remington conçoit son travail comme un pont entre l’Est et l’Ouest du pays. Pourtant, comme il le rapporte lui-même : « demander de rester immobile pour permettre à un artiste de reproduire son image sur papier ou sur une toile est une proposition qu’aucun Apache ne considérera jamais un seul instant. » Méfiants, les autochtones refusent que l’on fixe leurs traits sur le papier, y voyant le vol de leur image. Le chef Geronimo perçoit le pouvoir du dessin. Il organise l’enlèvement de l’artiste, non pour obtenir un portrait fidèle, mais une représentation capable de rendre perceptible son aura magique. Puisque si la réalité est l’affaire des photographes, le monde des idées est celui des dessinateurs.
Depuis le massacre de sa famille par l’armée mexicaine en 1858, Geronimo se dit investi de dons surnaturels : prémonitions, invulnérabilité aux armes à feu. Ces facultés, héritées du monde des esprits, sont à la source de son autorité sur un petit groupe de partisans échappant aux armées américaines et mexicaines.
Le récit rend compte avec justesse des modes opératoires de ces groupes insurgés. Une parfaite connaissance du terrain, des tactiques de guérilla maîtrisées, des pillages ciblés sur des fermes peu défendues leur permettent de survivre. Pour eux, la liberté justifie tous les sacrifices. Cependant, pour la majorité des natifs américains en Arizona, la lutte de Geronimo paraît vide de sens et ils se résignent à vivre dans les réserves. Certains la considèrent même nuisible pour leur survie, comme le partage un supplétif de la tribu des White Mountain. Le chef lui-même semble épuisé, envisage sa reddition — ce qui, dans la réalité, interviendra en 1886.
Le désastre des réserves
A travers l’aventure du dessinateur nous est dépeint la dure vie de ces autochtones parqués dans des réserves. L’exemple de celle de San Carlos est flagrant. Outre les problèmes sanitaire, de malnutrition, d’armes à feu et de consommation d’alcool, ces personnes issues de différentes tribus souffrent également du déracinement culturel, noyées dans l’appellation générique “Apaches”. C’est leur mode de vie qui disparaît sous leurs yeux. Il n’y avait pas d’unités politiques, linguistique ou de mode de vie entre les différentes tribus.. Les Jicarillas étaient sédentaires alors que les Tonto étaient nomade. Dans l’album, le personnage de Maria, chiricahua comme Geronimo, est ainsi envoyée dans la réserve de San Carlos. Bien qu’étant chrétienne, élevée par des colons et ne connaissant pas la culture apache, elle est considérée comme telle par le gouvernement des États-Unis. Cette femme entre les cultures joue le rôle d’intercesseur entre Remington et Geronimo.
<img class=”wp-image-18194 size-full” src=”https://casesdhistoire.com/wp-content/uploads/2025/06/Remington-1885-57.jpg” alt=”” width=”1226″ height=”1651″ /> Crédit : Polls / Sagar / Dargaud yoast-text-mark’>94
La chasse à l’homme pour trouver le chef apache mobilise un déploiement militaire exceptionnel, le plus grand depuis la guerre de Sécession du côté américain : cinq mille soldats, soit un quart des forces armées des États-Unis en 1885. Un traité bilatéral autorise les troupes à franchir la frontière mexicaine pour poursuivre les insurgés apaches. Les Mexicains sont confrontés depuis plus longtemps que les Américains à ces populations. Ce qui crée un ressentiment fort envers les autochtones non assimilés. De manière générale, Polls montre une forte tension lors des échanges entre les deux forces armées, sans doute héritées de la guerre entre les deux pays entre 1846 et 1848.
Quelques figures historiques
Le récit s’appuie également sur la mention de militaires célèbres. Ainsi le général George Crook, un vétéran de la guerre de sécession, expérimenté dans les guerres indiennes. Tout comme le capitaine Emmett Crawford, dont la mort pendant la traque de Geronimo a presque mené à un conflit ouvert entre les Etats-Unis et le Mexique en 1886. Comme dans la réalité Frederic Remington rencontre le lieutenant John Bigelow, frère d’un ami de l’université de Yale. Cela lui permet de prendre part à des expéditions avec le 10e régiment de cavalerie. Fait notable, Remington se lie d’amitié avec le lieutenant Bigelow et dessine sa silhouette dans plusieurs de ses œuvres, même les plus tardives.
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En mêlant fiction et documentation rigoureuse, Remington 1885 interroge la construction d’un imaginaire américain à travers le re
gard d’un artiste. Le travail des couleurs est à saluer, le chromatisme maîtrisé de Fornies magnifie chaque trait de ces planches. Dans une lecture accessible, elle arrive à restituer la complexité violente des rapports entre colonisateurs et colonisés, et donne à voir les ambivalences d’un monde en transformation.
Remington 1885. Josep Maria Polls (scénario). Sagar (dessin et couleurs). Dargaud. 112 pages. 22,95 euros.
Les onze premières planches :