« Sale » guerre en Indochine, un reporter dans le bourbier indochinois

« Sale » guerre en Indochine, un épais album scénarisé par Natalie Nie et dessiné par son mari Chongrui, annonce en sous-titre Souvenirs d’un journaliste de l’AFP. De 1949 à 1955, François du Sorbier a en effet vécu et travaillé en Indochine. Il a donc couvert la part la plus importante de la « sale » guerre. Au-delà de la simple exposition des faits militaires, l’album montre une vue globale de la vie en Indochine. Natalie, la fille cadette du journaliste, ouvre ici l’album des souvenirs, tant historiques que familiaux.
L’expression de « sale » guerre utilisée dans le titre, est plutôt l’apanage de la gauche ou de l’extrême gauche de l’époque pour caractériser une guerre coloniale différente du second conflit mondial. Son emploi par Natalie caractérise ici cette atmosphère de violence qui se dégage de ce qu’ont pu vivre le journaliste François du Sorbier et sa famille. Né à Paris en 1919, ce dernier rêve de faire les beaux-arts. Mobilisé en 1939, il échappe de peu à la mort lors de la campagne de France de 1940. Durant l’été 1948, après avoir passé deux ans à Londres en travaillant pour le journal britannique The Economist, il regagne la France et intègre la rédaction de Time-Life international à Paris. Mais il traverse une crise, car il vient de divorcer et ne peut plus, avec son salaire, assumer la pension de sa fille et soutenir ses parents. De plus il supporte mal l’agitation politique et sociale de la IVe République. Pour ces raisons, il accepte un poste de correspondant à l’AFP en Indochine, où il arrive en janvier 1949.
Dans le delta du Mékong
Il est accueilli à Saïgon par Pierre Norgeu, le directeur de l’Agence France Presse en Indochine. L’AFP a été fondée en 1944 à la Libération pour récupérer les avoirs de l’ancienne agence Havas. Son but est de fournir des informations factuelles et des analyses aux principaux médias qui sont ses clients. Elle est alors une des premières agences de presse mondiale. Dès son arrivée, François est envoyé en reportage dans le delta de Mékong, où se déroule une « opérations de maintien de l’ordre » (selon la terminologie officielle) destinée à priver le Vietminh de son approvisionnement en riz. Ces opérations sont entreprises par l’Armée française, c’est-à-dire le Corps Expéditionnaire Français d’Extrême Orient (CEFEO) pour contrer la guérilla entamée en décembre 1946 par les forces vietminhs.
Évacué sur l’hôpital militaire de Saïgon
L’illustration de la couverture donne une idée de ce qu’était ce genre de mission. Dans ce qui semble être un cours d’eau ou un canal, un groupe d’hommes armés en uniforme se déplace dans l’eau jusqu’à mi-cuisse en poussant des barques. Dans ce groupe de militaires composés d’Européens mais aussi d’Asiatiques et d’Africains, François du Sorbier est le seul à être tête nue, sans chapeau de brousse. Coiffé en brosse et portant des lunettes noires, il tient un appareil photo dans sa main droite. Pour son premier reportage au début 1949, dans les terres inondées et pleines de serpents et de sangsues du delta de Mékong (p.26-29), il est soumis à rude épreuve à tel point qu’il tombe gravement malade et doit être évacué sur l’hôpital militaire de Saïgon (p.30). Là, il est soigné par l’infirmière anesthésiste de garde, Charlotte Favreau. Une idylle se noue. Le journaliste et l’infirmière se marient en décembre 1949. Leur vie familiale tient une grande place dans cet opus.
La censure
La presse française et étrangère est soumise à la censure, vieille tradition du pouvoir en temps de guerre, comme le montre la scène de la page 61, qui a lieu en 1951. On ne peut que rapprocher cette scène de la déclaration du 11 juin 1954 du journaliste Robert Guillain (1908-1998) correspondant du Monde : « Un journaliste français en Indochine n’a pas le droit de dire à ses lecteurs de France toute la vérité. La cause, ou l’une des grandes causes de notre défaite, est là ».
De la RC4 à Dien Bien Phu
L’album décrit la défaite française de la bataille de la RC4 en 1950 (qui oppose le CEFEO au Viet Minh dans le nord Tonkin, ci-dessous p.51). Puis à partir de 1951, le redressement sous le général de Lattre (ci-dessous p.61). Ensuite la dernière victoire française, celle de Na San (ci-dessous p.73). Et pour terminer la tragique défaite de Dien Bien Phu (ci-dessous p.98). Au vu du nombre important d’images qui concernent ces combats, il apparaît certain que François du Sorbier a couvert ces événements, comme tout journaliste résidant en Indochine. Mais du fait de son appartenance à l’AFP, la plupart de ses articles n’ont pas dû être signés, ce qui était la règle pour les correspondants de cette agence de presse.
Moins nombreuses sont les cases consacrées aux scandales de « l’affaire des généraux » (p.37) et du « trafic des piastres » (p.82).
La prostitution
Parmi ces souvenirs d’un journaliste en Indochine, il n’y a pas que de la violence des combats ou la complication des scandales politiques ou financiers. D’autres sujets sociaux ou culturels sont abordés. Le problème de la prostitution est évoqué à la fois sur un plan moral et médical. Selon la légende, certaines prostituées du « parc aux buffles » savaient dire « dépêche-toi » en huit langues différentes. Cet aperçu se termine par la case ci-dessous rappelant l’importance de la prostitution pour le moral des troupes en campagne. Dans l’album intitulé Rendez-vous avec X-Vietnam 1954 Diên Biên Phu, sorti en 2004, nous retrouvons page 20 la même image de ces prostituées descendant de l’avion, le sigle BMC signifiant « Bordel Militaire de Campagne ». À Dien Bien Phu, les prostituées bloquées sur place par la destruction de la piste d’atterrissage devinrent d’héroïques infirmières pour les soldats blessés (idem p30).
Comme la plupart des familles françaises vivant en Indochine, celle de François le journaliste et de Charlotte l’infirmière a des domestiques : leurs deux filles ont chacune une nounou vietnamienne. Thiba pour l’aînée (ci-dessous p.65) et Amoï pour la cadette (ci-dessous p.124). Les liens ainsi tissés sont tragiquement rompus en 1955, quand Ðiem, le président de la République du Sud-Vietnam, chasse les Français (ci-dessous p.117).
« La magie de Nie fait ressurgir le passé », se réjouit Natalie page 124 et il convient de saluer le graphisme hyperréaliste de Chongrui Nie, qui a su si bien mettre en scène cette époque. Malgré la violence de cette période ravivée par les souvenirs professionnels de son père, la scénariste conclut dans la dernière case de cet album : « Je suis en paix ».
La chaleur d’un témoignage
Pour nous faire passer ce message positif, les auteurs ont donc réalisé cette BD qui n’est ni une fiction ni un documentaire, mais qui possède la chaleur d’un témoignage, même s’il est décalé dans le temps. On ne peut que les suivre dans cette voie, puisqu’elle a été la racine de cet ouvrage excellent autant qu’instructif. « On a toujours à apprendre », nous dit la sagesse populaire avec raison. Même si on connaît bien l’événementiel de certains phénomènes historiques comme la décolonisation, rien ne vaut le vécu, même si nous parvient avec retard. La lecture de cet opus est donc vivement recommandée si on s’intéresse un tant soit peu à tout ce qui s’est passé durant cette « sale » guerre d’Indochine.
“Sale” guerre en Indochine. Natalie Nie (scénario). Chongrui Nie (dessin). Mosquito. 128 pages. 25 euros.
Les dix premières planches :
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Alain Paul















