Tête de chien, femme et chevalier vedette des tournois du XIIe siècle
Avec Tête de chien, Vincent Brugeas, Ronan Toulhoat et Yoann Guillo plongent les lecteurs dans la fureur des tournois du XIIe siècle. Au temps de Guillaume le Maréchal, participer de ville en ville à ces “jeux de guerre” est presque un métier pour certains chevaliers. Pour les plus valeureux, les rançons qu’ils récoltent pendant les tournois atteignent des sommes colossales. “Tête de chien” est un des ces tournoyeurs “professionnels”, mais avec une caractéristique singulière qui en fait un chevalier vraiment à part.
Écus fracassés, heaumes bosselés et armes brisées ou gisantes, ainsi est couvert le sol sur lequel se dresse un jeune guerrier féodal, dont le tabar (chemise en tissu porté sur la cotte de maille) déchiré et l’écu portent « d’or à la tête de chien de sable » (tête de chien noir sur fond jaune). D’entrée de jeu, l’illustration de la couverture de l’album situe l’époque de cette bande dessinée historique. Le style de ces différents objets nous indique qu’il s’agit de la fin du XIIe siècle, soit le moment historique de l’apogée des tournois. Les trois auteurs ont choisi comme titre ce Tête de chien qui est, nous venons de le voir, la dénomination héraldique des armoiries de leur personnage central.
Sur cette illustration de couverture, le chevalier a relevé son heaume laissant voir la finesse féminine des traits de son visage. C’est ainsi qu’est tout de suite mise en scène l’intrigue de cet opus : en se cachant sous l’armement du chevalier féodal Jehan, une jeune fille se taille une place dans le monde des tournois, où la victoire permet de tirer rançon de l’adversaire battu. Elle n’est pas seule : une solide amitié la lie à son habile écuyer Paulin et à Josselin un autre jeune chevalier, qui partagent tous deux son secret.
Mais une mise au point s’impose. À l’heure actuelle, on a tendance à confondre le tournoi avec la joute, une charge à la lance de deux cavaliers. Mais en cette fin du XIIe siècle, le tournoi est un jeu collectif où deux équipes de chevaliers se livrent à une sorte de guerre ici surtout à l’épée, les perdants étant ceux qui tombent à terre et doivent payer rançon à leurs vainqueurs. Plus tard, le tournoi évoluera vers cette charge à la lance, individu contre individu.
Autre précision aussi, l’héraldique ou science des « armes » (armoiries) est née de la nécessité de reconnaître sur le champ de bataille les combattants protégés sur tout le corps par leur armement. Ainsi en 1066 à Hastings, ainsi que le montre la tapisserie de Bayeux, Guillaume le conquérant doit relever son heaume pour convaincre ses troupes qu’il est bien vivant. On adoptera alors une série de couleurs et de signes qui formeront les blasons, permettant aux combattants de savoir qui est qui.
Cet album est rythmé en six chapitres : au revers de l’illustration/couverture de chacune de ces divisions, un des personnages nous fait des confidences. Ainsi au chapitre 1, page 4, Josselin « chevron d’argent » nous dresse un panorama de ce qu’est l’enfance d’un chevalier, toute entière dévolue à l’entraînement militaire.
L’action démarre page 5 en plein tournoi, qu’on peut ensuite situer à Provins en Champagne (on reconnaît la tour César, le fameux donjon de cette capitale des comtes de Champagne à l’horizon page 14), où participe Josselin. Puis nous découvrons page 11 que son compagnon Jehan « Tête de chien » est en réalité « une faible femme ».
Au fur et à mesure que se déroule cette aventure chevaleresque, il s’avère que ces deux jeunes gens vont avoir pour adversaire principal le « chevalier noirci », un combattant qui ne dévoile pas son visage et qui porte « de sable à trois francisques d’argent » (trois haches blanches sur fond noir).
Le reste de l’opus se déroule au cours d’un tournoi à Joigny, où « Tête de chien » finira seul adversaire du redoutable « chevalier noirci ». Entre temps, on s’aperçoit que le résultat de cet affrontement est l’objet de nombreux paris, ce qui est totalement contraire aux « valeurs de la chevalerie ».
Pour situer chronologiquement cette aventure, Josselin « chevron d’argent » donne page 4 une indication de datation de l’album : « me battre aux cotés de Guillaume le Maréchal ou de Richard le jeune duc d’Aquitaine ».
Guillaume le Maréchal (1146-1219) est un personnage emblématique du monde des tournois en cette fin du XIIe siècle. Nous l’avons rencontré à la fin de sa vie dans l’album de Jean–Yves Delitte et Fabio Pezzi Les cinq îles dans la collection Les grandes batailles navales sorti en février 2023 chez Glénat/Musée de la Marine. La mention du second personnage nous permet de poser une date départ : Richard, troisième fils du roi Henri II d’Angleterre et futur Cœur de Lion (1157-1199), est devenu à dix ans en 1168 « le jeune duc d’Aquitaine » et comte de Poitiers par la grâce de sa mère Aliénor d’Aquitaine. Richard devenant roi d’Angleterre en 1189, un titre qui fait autorité sur celui de Duc d’Aquitaine, on peut donc situer l’action de l’album entre 1168 et 1189, plutôt vers la fin des années 1170 puisque Josselin le qualifie de jeune.
En éclairant les personnages des deux comtes, chefs des équipes qui vont s’affronter au tournoi de Joigny, nous allons récolter d’autres informations historiques et chronologiques. Le Comte de Dreux dont il est question à partir des pages 24 à 26 semble être Robert II le Jeune (1154-1218). Son père est Robert Ier de Dreux, cinquième fils du roi Louis VI le gros, ce qui fait de la maison de Dreux une branche du lignage capétien.
On peut également voir Gaucher de Joigny, futur seigneur de Château Renard et son père Renart/Renaud IV comte de Joigny qui participent tous deux pages 56 à 61 à un banquet le soir du premier jour du tournoi de Joigny.
Plus important que ce pointage chronologique est la façon dont les auteurs font magnifiquement revivre l’atmosphère de ces compétitions qui se veulent avant tout « chevaleresques » mais ne peuvent échapper aux tensions de la réalité dont l’appât du gain par les paris n’est pas la moins importante.
Moins sombre et plus posée que Le Roy des Ribauds (2015-2022), moins exotique et moins évènementielle qu’Ira dei (2018-2021), les précédentes séries médiévales des auteurs, Tête de chien fait montre d’un graphisme plus calme et plus lumineux que celles-ci sans en être affadi. On peut constater que le dessinateur a su puiser dans les trésors iconographiques que constituent les manuscrits enluminés qui se multiplient à partir de cette fin du XIIe siècle.
Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat sur Cases d’Histoire
- Le Roy des Ribauds T2 : les basses œuvres de Philippe Auguste
- Le Roy des Ribauds, la référence du thriller médiéval
- Ira Dei, chronique d’une vengeance dans la Sicile du XIe siècle
- Vincent Brugeas : “Avec Ronan Toulhoat, nous voulons montrer que le Moyen Âge est vraiment un formidable moment de l’Histoire.”
Tête de chien Livre I. Vincent Brugeas (scénario). Ronan Toulhoat (dessin). Yoann Guillo (couleurs). Dargaud. 136 pages. 21,50 euros.
Les 22 premières planches :