Texas Jack : des paillettes du cirque à la brutalité de l’Ouest sauvage
Trois ans après ses premières aventures, le ténébreux marshal Sykes arpente de nouveau les pistes. Au lieu d’une suite aux aventures de leur héros, Pierre Dubois et Dimitri Armand optent pour un préquel le mettant en scène aux côtés d’une légende du Far West, Texas Jack. Ces deux fines gâchettes unissent leurs efforts dans un grand classique du western : éradiquer la menace que font peser le sanguinaire Gunsmoke et sa bande sur les pionniers du Wyoming. Mais les uns et les autres ne sont pas au bout de leurs surprises, dans un scénario placé sous le signe du roman feuilleton.
Il était une fois Texas Jack, un as de la gâchette se produisant dans un spectacle emblématique de la mythologie états-unienne racontant la conquête de l’Ouest, ses grands espaces, ses Indiens, ses desperados et son obsession de la frontière. Bienvenue dans un de ces Wild West Shows dont le meneur charismatique est aussi une légende vivante, l’idole de toute une littérature du même tonneau, les dime novels*. Sur la piste ou sur le papier, les ressorts sont identiques : le héros entouré de ses fidèles compagnons va affronter l’un quelconque des périls qui se dressent devant l’irrésistible avancée de la civilisation états-unienne. Chaque fois, le Bien triomphe mais ne terrasse jamais le Mal, qui renaît de ses cendres dans l’épisode suivant.
Privilège du scénariste : le Texas Jack que Pierre Dubois a mis sur la route du marshal Sykes s’inspire non pas d’une, mais de deux figures légendaires de l’Ouest américain. La première se nomme effectivement Texas Jack et l’autre… Texas Jack Junior. L’original, John Baker « Texas Jack » Omohundro, est né en 1846 et s’enrôle à 17 ans comme scout (éclaireur) dans l’armée confédérée du général Stuart. La fin de la guerre de Sécession ne l’éloigne qu’un temps de l’armée, dans laquelle il rempile pendant les guerres indiennes contre les Comanches. Entre 1865 et 1870, il devient un cow-boy convoyant du bétail dans de longues et périlleuses traversées depuis le Texas vers le Nebraska, le Missouri et le Tennessee. Pendant cette période, il gagne son surnom et sauve en route la vie d’un jeune orphelin. En 1872, il fait la connaissance de LA légende de l’Ouest, William Cody, alias Buffalo Bill, avec lequel il accepte de jouer sur scène le spectacle The Scouts of the prairie**. Il meurt prématurément en 1880, mais son nom demeure dans le monde de la littérature populaire grâce aux dime novels et dans celui du spectacle. En effet, le jeune garçon qu’il a sauvé deviendra directeur d’un Wild West Show et rendra hommage à son sauveur en choisissant le nom de scène de Texas Jack Junior, puis Texas Jack tout court après le décès de Omohundro.
L’entrée en scène du personnage donnant son titre à l’album ne manque pas de souffle. Par ses cadrages dynamiques et la nervosité de son trait, Dimitri Armand nous plonge au cœur du spectacle et de la vie de ces artistes doublés d’entrepreneurs. La concurrence est rude, les fins de mois de plus en plus difficiles. Aussi, lorsqu’un émissaire du gouvernement vous fait miroiter un supplément de gloire susceptible de redorer le blason de toute la troupe, la décision s’impose vite. Dans la pure lignée de ce que Texas Jack accomplit déjà depuis longtemps sur le papier, il s’agit de participer sans risque à une opération d’élimination du redoutable Gunsmoke, qui terrorise les petits pionniers du Wyoming pour le compte de grands propriétaires terriens. Tout est planifié pour servir la propagande officielle du gouvernement (la lutte contre la corruption) et la réputation de Texas Jack (c’est même le biographe feuilletoniste attitré du héros qui a servi d’intermédiaire). La mise en scène de la traque de l’infâme Gunsmoke peut commencer, quelque part au beau milieu de nulle part. Cette poursuite va prendre cependant un tour inattendu après une bagarre déclenchée dans un saloon de Raton Pass. Des sbires de Gunsmoke ayant jeté leur dévolu sur la superbe princesse au fouet, Amy O’Hara, le duel devient inévitable… Texas Jack mesure alors l’abîme qui existe entre trouer simultanément douze assiettes jetées en l’air et viser un seul adversaire pour le tuer. L’intervention opportune du marshal Sykes et de ses hommes sauve la mise de nos artistes. Puisque ces deux escouades poursuivent finalement le même outlaw, et bien que la mission officielle des premiers semble des plus farfelues aux seconds, ils tracent ensemble la route en direction d’Eagletown, la planque supposée de Gunsmoke.
Bien que positionnée en tant que préquel, cette deuxième aventure du marshal Sykes confirme son profil atypique et complexe de justicier expéditif, capable néanmoins d’exciper d’une citation de la Bible (précisément un psaume de David, page 61) pour légitimer l’usage de la force ou d’une référence à l’Histoire de la France médiévale (sur Jeanne d’Arc, page 49) pour se persuader du pouvoir galvanisant d’une femme sur une troupe. On appréciera aussi la culture picturale du second de Sykes, O’Malley, titillé par la copie d’une œuvre d’un peintre préraphaélite anglais accroché dans un hôtel (Lady Godiva, de John Collier, page 67). Que les amateurs de western brut se rassurent cependant : la violence bestiale de l’impitoyable Gunsmoke, les incroyables gueules de ses acolytes, les nombreuses fusillades ou règlements de compte, la mort qui rôde et qui frappe là où on ne l’attend pas, finissent de donner à cet album son côté sombre et violent. Mais rien ne pèse dans le scénario, grâce à l’humour grinçant de tous ces rois du colt (et de la reine du fouet) et aux interludes habilement distillés par nos quatre rois de la piste.
L’avant-dernière séquence, l’incontournable affrontement entre Gunsmoke et ses poursuivants, ménage un sacré coup de théâtre, au propre et au figuré, avant de virer au duel puis à la mêlée générale. Là encore, Dimitri Armand parvient à nous restituer l’ambiance sonore des fusillades interminables que les inconditionnels des films de Clint Eastwood apprécient tant. Jusqu’au bout, « Old Booth » Dubois a imprégné son scénario de l’esprit de ces dime novels, en pensant peut-être un peu à l’exploit d’un certain Jack Beauregard contre la Horde sauvage***. Mais pour cette fois, la tragédie emporte son héros meurtri dans un dernier numéro plein de panache. Pendant ce temps, sa mission accomplie, le marshal Sykes chemine déjà vers de nouvelles aventures. Trop « gothique », il n’intéresse pas encore les feuilletonistes en quête d’inspiration. Pour notre plus grand plaisir, gageons qu’il va certainement continuer d’exercer sa justice dans l’Ouest sauvage, en arpentant des pistes moins étoilées que rocailleuses.
* : Apparus en 1860, ces dime novels sont des romans à 10 cents ayant profité de l’alphabétisation de masse qui se développe aux États-Unis après la guerre de Sécession. Leurs thèmes d’aventure déclinant les multiples péripéties de la conquête de l’Ouest font naître une véritable culture populaire dans la société et ancrent cette étape de l’Histoire états-unienne dans la mythologie nationale. On pourrait comparer leur influence, toutes proportions gardées, à celle des comics sur la génération des lecteurs états-uniens du XXe siècle, ou à celle des romans-feuilletons en Europe au XIXe siècle. La BnF conserve quelques-uns de ces fanzines avant l’heure, en version française, datés de 1907, numérisés sur le site Gallica.
** : produit par Ned Buntline, par ailleurs auteur de dime novels (romans feuilletons), ce spectacle est rejoint, l’année suivante, par une autre légende de l’Ouest, James Butler « Wild Bill » Hickok. Ce dernier complète la distribution dans une version réécrite, intitulée Scouts of the Plains. Joué pendant plus de dix ans, ce spectacle finit de projeter Buffalo Bill dans le monde de la littérature et du music-hall. En effet, son autobiographie et les premiers dime novels à sa gloire paraissent en 1879 et le Buffalo Bill’s Wild West est fondé en 1883.
*** : Mon nom est Personne, western spaghetti culte réalisé en 1973 par Tonino Valerii sur un scénario de Sergio Leone, met en scène le crépuscule d’une légende de la gâchette, Jack Beauregard (Henry Fonda), qu’un jeune admirateur (Terence Hill) pousse à réaliser un dernier exploit pour entrer dans les livres d’Histoire.
Texas Jack. Pierre Dubois (scénario). Dimitri Armand (dessin). Le Lombard. 128 pages. 20,50 €
Les 5 premières planches :
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