Tomaž Lavrič (Alerte rouge) : “L’émergence du punk au début des années 1980 fut l’un des premiers signes des changements à venir en Slovénie.”
Des punks en Slovénie au début des années 1980 ? Oui, c’est bien la toile de fond d’Alerte rouge, un recueil savoureux de récits de Tomaž Lavrič, imprégnés de souvenirs personnels. Le tableau d’une époque et d’une génération, dans un pays qui vient juste de dire adieu au maréchal Tito mais qui est toujours sous l’emprise de la Ligue des communistes de Slovénie. Rencontre avec Tomaž Lavrič, toujours punk dans l’âme.Cases d’Histoire : Les Clash ont été le déclencheur de la passion du punk des personnages principaux. Avez-vous pensé à ce qui ce serait passé si ça avait été les Bee Gees ?
Tomaž Lavrič : Ah, l’horreur ! Mais en fait, ce sont mes premiers succès pop de jeunesse à la radio – les Bee Gees, Boney M, ABBA. Plus tard, influencé par mes cousins plus âgés, j’ai écouté les Doors et autres. Mais les Clash – qui étaient différents, qui ont été instinctivement acceptés comme le son de notre génération – c’était notre propre musique.
Comment les disques anglo-saxons arrivaient-ils en Slovénie ? Sous le manteau ? Pareil pour la drogue ?
Les premiers disques ont été importés individuellement dans le pays par des gars de l’Ouest, et il était même parfois possible d’acheter en magasin. Mais principalement, nous avions Radio Student, une excellente station de radio locale à ondes courtes pour étudiants, et de la musique enregistrée sur des cassettes. Il y avait peu de clubs underground gérés par des organisations étudiantes, avec des soirées punk-rock régulières. Et la drogue ? Qui sait, la drogue trouve toujours un moyen. La colle était bon marché. Mais non, les premiers punks ne prenaient pas autant de drogues, ils buvaient beaucoup. La drogue était pour les vieux hippies, pour «prolonger l’expérience spirituelle». Quelle merde, ha ha !
On voit qu’en Slovénie, au début des années 1980, il y a des punks, des hippies, Rambo au cinéma, des disques, de la drogue,… C’était comme à l’Ouest finalement ?
Disons que c’était à l’Est la chose la plus proche de l’Ouest. La Slovénie était encore un pays gris et pauvre comparé aux normes de l’Europe occidentale, mais avec un esprit libéral et riche comparé au reste de la Yougoslavie et, pour les autres pays du bloc communiste, nous étions un foutu Disneyland.
La Slovénie avait-elle une situation à part en ex-Yougolavie de par sa proximité avec l’Italie ?
Oui définitivement. Traverser la frontière à Trieste à l’époque de l’inflation et des pénuries, et ramener en contrebande le café, la lessive et les jeans, était un sport national. Et avec les blue-jeans, quelques idées démocratiques dangereuses.
Avant les punks, est-ce que les jeunes Slovènes protestaient ? Y a-t-il eu des troubles en 1968 comme en France ?
Oui, notre pays a également vécu un mai 68, mais pas de façon aussi radicale. Il y avait des manifestations d’étudiants pour des réformes sociales, les premières manifestations sous un gouvernement communiste. Il y a eu des affrontements avec la police à Belgrade, mais le président Tito à cette époque a habilement pris le parti des étudiants, a promis des réformes et les manifestations se sont apaisées.
Le service militaire a-t-il fait autant de mal aux punks Slovènes qu’à Elvis ? Dans l’album, on a plutôt l’impression que c’est une bénédiction.
Tout d’abord, le service militaire durait plus d’un an à mon époque et un an, c’est une éternité pour un jeune de 20 ans ! La plupart des groupes punk se sont en fait séparés et ne se sont jamais reformés après que leurs membres soient partis au service les uns après les autres. Beaucoup de gars ont essayé de l’éviter ou d’en revenir en prétextant des troubles mentaux, de l’homosexualité ou en tentant de se suicider. D’un autre côté, c’était une sorte de bénédiction pour d’autres, car c’était une coupure radicale à un moment de leur vie où beaucoup pouvaient sombrer sérieusement dans la drogue et d’autres choses. Mais dans l’ensemble, quand j’y repense maintenant, c’était une expérience incroyable. L’armée populaire a été un choc culturel intense pour nous, enfants urbains – un mélange de gars de milieux sociaux et culturels très différents, de quatre langues et de trois religions différentes, ainsi qu’un mélange d’endoctrinement communiste, de discipline militaire et de nonchalance typique des Balkans, ainsi que de la stupidité ordinaires et de l’ennui, comme dans n’importe quelle armée.
Comment la censure fonctionnait-elle vis-à-vis des chansons punks au début des années 1980 ?
Vous ne pouvez évidemment pas chanter « à bas le régime communiste », mais il était difficile de vous censurer si vous chantiez « J’aime notre parti, j’aime notre drapeau rouge » avec un sourire narquois. Dans les années qui suivirent, ils trouvèrent des prétextes pour sévir – arrestations et interrogatoires de police de membres du groupe Bend, interdiction des concerts, fermeture de clubs… Le magazine Mladina (La Jeunesse), où j’étais caricaturiste, était souvent confisqué. Nous avons constamment défié les frontières de ce qui était permis, le régime était confus, parfois sur la défensive, parfois agressif, et finalement, il a été réduit à néant.
Le personnage de Boulet, nationaliste skinhead, préfigure-t-il les antagonismes des guerres des années 1990 ?
Oui.
Quelle a été la responsabilité des punks slovènes dans l’écroulement du régime ?
Objectivement, pas aussi importante que nous aimons le penser. Le punk n’était qu’une des facettes d’un groupe très coloré de mouvements de la société civile, allant du mouvement de la paix contre l’armée à certains nationalistes durs. Mais c’était bruyant et c’était l’un des premiers signes des changements à venir.
Jusqu’où ces récits sont autobiographiques ? Quels personnages ont réellement existé ?
C’est une histoire fictive sur un fond factuel. Les personnages principaux sont fictifs. Les lieux et les événements sont authentiques, de nombreux personnages secondaires sont de vraies personnes, dont certains sont des noms connus de la scène, d’autres des amis personnels, même l’auteur lui-même apparaît (Jours noirs, p. 12, en bas à gauche).
Quel est votre sentiment par rapport à cette époque ? Un âge d’or ? Une parenthèse ? Une erreur de jeunesse ?
En regardant la situation à présent, les années 1980 ont vraiment été une sorte d’âge d’or pour nous, une décennie entre le dégonflement du communisme et l’horrible désagrégation de la Yougoslavie avec l’émergence d’un capitalisme sauvage ; une période excitante et un peu dangereuse de changements dans la vie déjà délirante et confuse d’adolescents sauvages, une période où tout semblait possible. Cela aurait pu se terminer en larmes, tant pour moi que pour la Slovénie, mais avec un peu de chance, nous avons traversé ces épreuves relativement bien tous les deux. Mais peut-être que je deviens juste un peu nostalgique.
Alerte rouge. Tomaž Lavrič (scénario et dessin). Çà et Là. 96 pages. 16 €
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[…] Un recueil savoureux de récits de Tomaž Lavrič, imprégnés de souvenirs personnels. Le tableau d’une époque et d’une génération. Cases d’histoire, Thierry Lemaire, 11 septembre 2019 […]