Trois questions à Pascal Ory, historien de la culture et de la bande dessinée
Professeur d’Histoire contemporaine à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’EHESS et à Sciences Po Paris, Pascal Ory est spécialiste de l’histoire culturelle. A ce titre, il a été un des premiers universitaires à s’intéresser à la bande dessinée dans le cadre de ses recherches. En 1979, il publie Le petit nazi illustré, une étude sur Le Téméraire, le seul illustré édité à Paris de janvier 1943 à la Libération. Créateur du Prix Château de Cheverny de la bande dessinée historique, il répond pour Cases d’Histoire à trois questions générales pour cerner les contours actuels de ce genre à part entière du 9e Art.
Comment définir la bande dessinée historique ?
Quand la direction des Rendez-vous de Blois m’a demandé, en 2004 de prendre la présidence du jury du Prix de la « bande dessinée historique », qu’elle venait de créer –prix décerné depuis lors chaque année dans le cadre de cette grande manifestation qui s’apparente à une sorte de Festival de Cannes des historiens-, j’ai innocemment demandé si notre tutelle avait sur ce chapitre une définition à nous proposer a priori. Bien entendu, elle n’en avait pas. Il s’est donc passé ce qui était prévisible : le jury a défini la bande dessinée historique en marchant, c’est à dire en délibérant, par une série de choix. À ce stade la principale décision a tenu dans l’affirmation qu’on privilégierait toujours la qualité artistique sur la qualité scientifique. Ce point a fait l’unanimité parmi nous, c’est à dite parmi des jurés où figuraient –et figurent toujours- à la fois des historiens patentés, des bédéphiles et des artistes, qu’ils soient dessinateurs ou scénaristes. Ainsi avons-nous couronné la première année une fiction certes située dans un espace/temps précis, et, à l’évidence, bien documentée mais qui ne prétendait aucunement raconter une « histoire vraie » (Le tome 1 de Muchacho, d’Emmanuel Lepage). Dans la foulée de cet essai j’ai proposé au magazine L’Histoire d’ouvrir une rubrique consacrée à la recension d’une bande dessinée entretenant des rapports explicites avec l’histoire : significativement il existait déjà une chronique cinéma, une chronique théâtre, mais rien n’avait été prévu pour la bd. Ce rituel mensuel m’a permis de vérifier –ou faut-il dire : de prouver ?- la plasticité de la notion.
À dire le vrai, j’avais déjà répondu à cette question en 1993, dans le livre dirigé par Odette Mitterrand et publié aux éditions Syros, L’Histoire par la bande. J’y reprenais une distinction que j’avais déjà testée sur le cinéma –après tout, il s’agit d’audio-visuel dans les deux cas, même si l’audio de la bd est écrit-, entre bande dessinée « historienne » et bande dessinée « historique ». La première prétend reconstituer l’Histoire –toujours alors à majuscule- par les moyens de l’art ; elle joue sur l’effet de réel. La seconde est une fiction qui avoue ses artifices -la création de personnages et d’intrigues imaginaires- ; elle joue non sur la véracité mais sur la vraisemblance. Pour prendre des exemples en 2014, cela donnera ici le Robert Moses de Christin et Balez, là le Virginia de Gauthier et Blary. Cette distinction me paraît toujours utile à l’analyste mais il faut reconnaître qu’elle est subvertie socialement par l’usage commun qui, du côté des artistes comme du côté des lecteurs, va non pas confondre mais conjoindre les deux au sein de la seule notion de bande dessinée historique. Et, comme on sait, la société a toujours raison.
Bien entendu, les frontières entre ces deux sous-genres ne sont ni sûres ni intangibles. Il s’agit surtout ici de repérer un espace, sans délimitation stricte, et ce d’autant plus qu’il faut introduire une troisième catégorie, que la plupart des analystes ou des lecteurs ne songeront pas à mettre dans le genre –et je suis d’accord avec ça- mais qu’il faut mentionner ici, la bande dessinée (le film, le roman, etc.) « à costumes », qui fait consciemment fi de la vraisemblance mais qui s’amuse avec l’histoire : la différence entre Alix et Astérix. Et puis, le temps fait aussi son œuvre en interne : Blake et Mortimer n’est pas en soi, à son apparition, une bd historique mais sa résurrection en a fait ipso facto une série vintage.
Doit-on la prendre au sérieux aujourd’hui ?
Tout dépend qui est « on »… Du point de vue des historiens, en particulier de ceux qui, comme moi, se réclament de l’histoire culturelle, tout est a priori intéressant parce que significatif, mais non de l’époque qui sert de cadre à l’intrigue mais de l’époque où l’intrigue a été élaborée. C’est, au reste, vrai pour toute la fiction historique, qui ne peut pas nous renseigner sur Marie-Antoinette mais sur la manière dont on l’a imaginée, de manière très contrastée, du plus noir au plus blanc, selon les temps et les lieux. La manière, par exemple, dont la bande dessinée a rendu compte de la Seconde Guerre mondiale, entre Fifi gars du maquis et Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B, dit beaucoup à la fois sur des individus (d’André Liquois à Jacques Tardi) et sur des époques.
Au second degré, si l’on passe à la considération du public, il faut aussi tenir compte de la vogue du genre, qui nous dit aussi beaucoup sur les inquiétudes identitaires des uns (les individus, artistes compris) et des autres (les communautés, qu’elles soient nationales, idéologiques, etc.), leur manière de lutter contre l’accélération de l’Histoire, les chemins de traverse qu’ils adoptent pour exposer et préciser leur système de valeurs.
Ceci posé, je subodore que certains puristes de la bédéphilie peuvent se méfier du genre, le jugeant bâtard, et préférer les formes supposées « pures » de l’imaginaire : comique, fantasy, fantastique, science-fiction, policier, aventure, érotisme,…
Quelle est son évolution depuis une décennie ?
Je répondrai à partir du domaine francophone, mais je ne suis pas sûr que ce soit si différent ailleurs –par exemple dans le monde du manga. Il me semble, d’abord, que la production, comprise donc dans son sens large -réunissant bd historienne et bd historique au sens étroit-, a plutôt progressé en termes quantitatifs. C’est le signe d’un intérêt croissant à la fois des producteurs (artistes et éditeurs, ces derniers souvent à l’origine d’une série) et du public. La guerre de 14-18, par exemple, a suscité un engouement qui n’est pas lié à sa commémoration : c’est presque devenu un sous-genre en soi, et depuis pas mal d’années. Mon hypothèse est que l’on y a vu la « Grande Guerre », en effet, autrement dit la guerre par excellence, celle qu’on peut à loisir détester intégralement comme le lieu du nationalisme, du despotisme et du conformisme, bref la métonymie de tout ce que rejette la pensée libertaire, qui est l’idéologie dominante du milieu – d’où sa déstabilisation après les attentats à Paris et à Copenhague, mais c’est une autre histoire… -. La Seconde Guerre mondiale, avec sa dimension idéologique, ne peut faire l’objet d’un traitement aussi intégralement négatif.
En termes plus qualitatifs la bd historique témoigne de la même évolution que l’ensemble de ce qui est devenu le « neuvième art » : elle manifeste une diversité esthétique remarquable, qui va du réalisme d’un Christian Lax jusqu’à l’expressionnisme d’un David B, en passant par des exercices de style passionnants comme l’essai récent de Jean Harambat (Ulysse. Les chants du retour) ou l’inclassable biographie de Fritz Haber par David Vandermeulen – je cite là, accessoirement, quatre lauréats du Prix de Blois -. Comme les autres genres, le genre historique s’est à la fois émancipé des codes antérieurs, avec lesquels, au reste, il peut continuer à jouer (Alix Senator, sur un scénario de Valérie Mangin), et a commencé à être traversé par toutes les nouvelles tendances culturelles de l’époque. Ainsi la découverte de l’autobiographie et celle du reportage peuvent-elles influencer le genre. Des auteurs par ailleurs aussi différents que Sacco ou Davodeau en témoignent aisément mais, de toutes les façons, tout avait déjà été dit dans les années 80 avec la publication de Maus.
L’artification de la bd aurait pu conduire à un relatif déclin puisque dans sa forme canonique (depuis Prince Vaillant, disons) cette bd-là affectionnait la série. En fait, il n’en a rien été, tout simplement parce que la logique neuvième art de notre époque a éveillé, en compensation du recul – relatif sinon absolu, sur un demi-siècle – de la proportion des séries sur le total des bd publiées, l’éveil de nombreuses vocations ici d’historiens amateurs, là d’amateurs historiens – sans parler du rôle actif joué par tous les scénaristes ou dessinateurs issus d’une formation historienne, parfois poussée (Giroud, Mangin). Et des auteurs qu’on n’attendaient pas forcément là s’y sont mis à leur tour, chacun dans son style (par exemple Munoz et Sampayo, quand ils consacrent un album à Carlos Gardel). Au delà, il est frappant de voir que l’élévation du niveau culturel de la société artistique concernée multiplie les œuvres référentielles, qu’il s’agisse de l’histoire de l’art en général (voyez l’œuvre d’un Jean Dytar) ou de l’histoire de la bd en particulier (c’est toute la saveur du Blotch de Blutch, par exemple). On est loin de l’innocence présumée des premières générations. La bd est « majeure » ; ça se paye par un vieillissement de son lectorat. Ça se gagne par une historicisation de son imaginaire.
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