Verdun : sous le déluge de fer allemand, le courage de Driant et l’aveuglement de Joffre
Du 21 février au 18 décembre 1916, l’offensive allemande, l’opiniâtre résistance puis la contre-offensive françaises autour de Verdun marquent un tournant du premier conflit mondial. Dans Verdun, Le Naour, Marko, Holgado et Bouet racontent les semaines qui précèdent l’assaut et son déclenchement, en nous dévoilant les arcanes des états-majors et des gouvernements. Ce premier épisode se focalise sur l’affrontement à distance entre le généralissime Joffre et le colonel Driant*, officier prophétique mort à la tête de son bataillon le 22 février, et de suite élevé au rang de martyr national par Barrès.
La guerre s’éternise. Le Reich commence à éprouver des difficultés d’approvisionnement, la disette menace la population allemande. À quelques jours du vote par le parlement d’un nouvel emprunt, l’état-major décide de porter le coup décisif. Sur le front de l’Est ? Non, rétorque le général Falkenhayn au Kaiser, car « attaquer la Russie, c’est frapper dans un oreiller » et progresser sans vaincre. L’effort suprême portera donc sur le front occidental. En ce 25 décembre 1915, pour « assommer les Français et ébranler définitivement leur moral » jusqu’à la reddition, la place forte de Verdun devient l’objectif d’une offensive militaire sans précédent. Pour vaincre, le Kronprinz, qui reçoit le commandement de l’assaut, dispose d’un millier de canons et d’un million d’obus : cette débauche de matériel permettra « d’anéantir les lignes ennemies sous un déluge de fer », puis de cueillir Verdun en « marchant sur des cadavres », tout en épargnant le sang des Landser.
La douce euphorie qui flotte dans l’état-major allemand trouve peut-être son explication dans le camp adverse. Afin de préparer sa grande offensive dans la Somme, prévue pour l’été, le généralissime Joffre puise dans ses lignes l’artillerie nécessaire pour percer le front. Et dégarnit dangereusement les citadelles de Vaux et Douaumont, au grand dam des officiers chargés, sur le terrain, de parer à toute éventualité. Parmi ceux-ci, le lieutenant-colonel Driant occupe une place exceptionnelle. Militaire de carrière, patriote voire nationaliste, gendre du général Boulanger et comme lui apôtre de la Revanche, mais aussi écrivain de romans d’aventures de style vernien sous le pseudonyme de Danrit, il est élu député de Meurthe et Moselle, à sa retraite d’active, puis réélu en 1910. Il reprend sans hésiter du service à la déclaration de guerre, sans démissionner de son mandat de député. Il se retrouve ainsi, à la croisée des pouvoirs politique et militaire. À ses collègues de l’Assemblée nationale, Driant apporte des éléments tangibles permettant d’interpeller vivement le gouvernement Briand. Lequel finit par alerter Joffre, qui fait la guerre aux heures de bureau depuis son GQG de Chantilly et goûte peu les pressions des politicards obnubilés par les spasmes de l’opinion publique.
Mais cette fois, le vainqueur de la Marne manque de clairvoyance, jusqu’à l’aveuglement. Alors que les preuves d’une offensive ennemie de grande envergure s’accumulent, il se persuade qu’il s’agit d’une manœuvre de diversion. Et abandonne à leur sort les maigres bataillons de chasseurs du colonel Driant, qui dès lors accepte son sacrifice et attend jour après jour, heure après heure, la déflagration.
En bon spécialiste de la période, Le Naour laisse didactiquement les contemporains des faits raconter cette chronique d’une catastrophe annoncée. Son scénario fourmille de détails, tous authentiques, qui mettent en lumière l’intuition de Driant, officier de terrain apprécié de ses hommes. Tout à la fois de Gaulle pour sa trempe et colonel Dax pour son sens du devoir et son panache humaniste, Driant est le protagoniste idéal pour cette tragédie. La figure de Joffre ne ressort, quant à elle, pas grandie. Son impassibilité face au drame en cours passe au mieux pour de l’incompétence, au pire pour de la stupidité. Seule la censure et la désinformation sur la situation du fort de Douaumont, tombé le 25 février, lui épargnent la vindicte populaire. La mise en scène de l’élaboration et de la mise en œuvre du plan allemand est peut-être un peu appuyée. De même, le relatif échec de l’écrasement total du secteur sous les obus sonne comme une leçon de morale : ceux qui pensaient « pour la première fois prendre une tranchée sans tirer un coup de feu » sont punis de leur arrogance et de leur sous-estimation du courage français. Bientôt, le général Pétain commencera à écrire sa légende.
Dessiner l’enfer de Verdun, ses ruines fumantes, ses arbres déchiquetés, puis la folie furieuse des combats au corps-à-corps dans cette fournaise où il faut pourtant tenir et contrer l’avancée de l’ennemi : mission accomplie pour Holgado, qui ajoute à son arc la corde de la reconstitution historique.
Mais la bataille ne fait que commencer**. Avant de devenir un jalon de la mémoire nationale, il reste 290 jours de combats acharnés, de souffrances indicibles, de slogans patriotiques. Et des centaines de milliers de vies allemandes et françaises envisagées, dans le nouveau dogme de la guerre industrielle, comme de la simple chair à canon.
* Le destin tragique du colonel Émile-Cyprien Driant avait déjà inspiré le 9e art. Dominique Bertail illustra sa lettre du 22 août 1915 à Deschanel, président de la Chambre des députés. Christian Rossi raconta son sacrifice et sa mort au Bois des Caures. Ces deux épisodes ont été publiés dans Paroles de Verdun, éditions Soleil, 2007.
**À noter, en fin d’album, un dossier pédagogique de 8 pages couvrant l’intégralité de la bataille, réalisé spécialement par le Mémorial de Verdun dans le cadre de la commémoration du centenaire de 1914-1918.
Verdun. Jean-Yves Le Naour (scénario). Iñaki Holgado (dessin). Bamboo. 48 pages. 13,90€
Les 5 premières planches :