Vincent Brugeas : “Avec Ronan Toulhoat, nous voulons montrer que le Moyen Âge est vraiment un formidable moment de l’Histoire.”
Apparu en 2010 comme scénariste de Block 109, Vincent Brugeas s’est rapidement fait une place de choix dans la bande dessinée historique. Le Roy des Ribauds (Akileos), The Regiment (Le Lombard), Ira Dei (Dargaud) puis La Cagoule (Glénat) l’ont installé dans le cénacle des scénaristes qui comptent. Cases d’Histoire a voulu en savoir plus sur le discret auteur, historien de formation.
Cases d’Histoire : Comment êtes vous devenu scénariste de bandes dessinées historiques ?
Vincent Brugeas : Je suis né à Eaubonne dans le Val d’Oise et j’ai fait des études d’Histoire. Quand j’ai arrêté mes études, j’écrivais des bouts de romans, de trucs que je ne finissais jamais. J’ai rencontré Ronan Toulhoat, qui m’a conduit vers la bande dessinée et les scénarios. A ce moment-là, il fallait aussi que je gagne ma vie, j’étais donc bibliothécaire. Mais depuis trois ans, je ne suis plus que scénariste.
Quelles qualités faut-il pour devenir scénariste de bandes dessinées historiques ?
Il faut être un peu fou car il faut vraiment croire en soi. Je n’ai pas fait d’étude de scénariste, j’ai appris sur le tas mais j’ai eu la chance « d’être deux », en quelques sorte. La présence de Ronan a été et est encore très importante. Quand il y en a un qui flanche, l’autre est là pour le pousser. Il m’a aussi passé les livres de Leduc, L’Art de la bande dessinée, qui ont été très formateurs. Autre chose qui m’a beaucoup aidé : les rencontres avec les éditeurs. Au début, on s’est fait allumer, vraiment. C’était difficile. Mais on tenait compte des critiques et on a progressé, jusqu’à signer pour Block 109 avec Akileos.
Après Block 109 qui est une uchronie steampunk, la série qui vous a révélé auprès du grand public de la bande dessinée et au-delà, c’est Le Roy des Ribauds. Comment est née cette série qui compte trois gros volumes ?
Bientôt quatre et même cinq en 2021. On continue à travailler pour développer encore l’histoire dans un second cycle. Plus qu’auprès du grand public, Le Roy des Ribauds nous a fait connaitre des éditeurs. Il faut savoir qu’au moment où j’écris Le Roy des Ribauds, j’envisage d’arrêter la BD. Ronan commence à être demandé, il est sollicité partout, moi non. C’est plus difficile pour les scénaristes que pour les dessinateurs. En plus Ronan est rapide, efficace, super doué. C’est normal qu’on lui propose des choses. J’en avais marre, j’étais rageux. Pour moi, c’était mon dernier bouquin. Je m’étais résigné à rester bibliothécaire. Et puis, deux ans après, je me mets en disponibilité et je ne fais plus que ça en signant chez Glénat, au Lombard et chez Dargaud.
Comment est venue à cette histoire de brigands et de mafia médiévale ?
C’est une idée que j’ai eue il y a assez longtemps, en lisant Les Rois maudits. Dans cette série, Maurice Druon parle du Roy des Ribauds qui a donc existé.
Ce personnage de mafieux du Moyen Âge avait du potentiel, comme on dit. Sur le moment, je n’avais pas trouvé le fil ou l’angle pour développer une bonne histoire. Ronan ne le sentait pas trop non plus, il ne maitrisait pas encore les techniques d’encrage qu’il imaginait pour cette histoire. Finalement, on a mis onze ans pour arriver au bout.
C’est long…
Oui et non, j’estime qu’une histoire doit être mûre pour être mise sur le papier. Si on veut aller trop vite, ça ne marche pas et le lecteur le voit. Ronan me tanne pour qu’on commence un projet de western napoléonien que j’ai dans la tête depuis cinq ans, mais je ne trouve pas l’angle. Donc, on ne le fait pas.
Quel a été le déclic pour écrire Le Roy des Ribauds ?
Il est venu de la série américaine The Shield qui met en scène des flics corrompus. Ça m’a permis de trouver ce qui allait pouvoir inquiéter ce personnage très puissant.
Quel genre de personnage vous intéresse ?
Tous, à partir du moment où ils sont gris. Dans mes histoires, les méchants et les gentils n’existent pas en tant que tels. Dans Le Roy des ribauds, j’ai installé un personnage monstrueux physiquement, Glaber. C’est une victime qui s’en prend plein la tronche, or quand les lecteurs m’en parlent, pour eux c’est le méchant. Mais non, le méchant, c’est le Roy des Ribauds. Ça me fait rire et ça m’intéresse car dans la fiction, les lecteurs pardonnent et acceptent les défauts pour en faire des qualités. Ce n’est pas une question de gentillesse ou de méchanceté, c’est une question de point de vue.
C’est aussi ce qu’on voit dans la série The Regiment qui raconte la création des SAS britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale.
Oui, dans la grande Histoire, ce sont des bons, des héros. Dans la « vraie vie », c’est plus nuancé. J’ai un regret, léger, c’est qu’avec le format franco-belge et la contrainte historique, je suis limité. Comme j’adopte le point de vue des fondateurs de The Regiment, tous ceux qui s’opposent à eux, comme les officiers britanniques, sont perçus comme des méchants, comme hostiles. Ils mériteraient pourtant plus de nuances et de complexité. J’ai quand même suivi ma ligne car je montre que ces héros de 1942 sont aussi des brutes, des alcooliques, qu’ils utilisent des méthodes que nous pouvons qualifier de terroristes. C’est encore une question de point de vue.
Donc la forme de l’album conditionne le fond de l’histoire ?
Absolument, Le Roy des ribauds est un gros roman graphique, chaque tome fait au moins 130 pages. Pour The Regiment, c’est trois tomes de 54 pages. Il faut aller à l’essentiel. Le rythme est plus dense. Le style graphique influe beaucoup aussi. Je fais plus de cases avec Ronan qu’avec Thomas Legrain. C’est un souhait de Thomas. Je me plie à leur manière de travailler. Je passe une heure à écrire une page, le dessinateur va y passer une journée, voire beaucoup plus. Il faut qu’il s’amuse plus que moi. ça influe sur le volume d’informations que j’envoie, sur la masse de dialogues et donc sur la narration.
Que doit apporter, pour vous, la bande dessinée historique ?
C’est une question que je me pose souvent. Quand je vais sur Amazon, ce qu’il ne faut pas faire, pour lire les commentaires de lecteurs, j’en vois régulièrement qui se plaignent de ne pas apprendre grand chose sur les SAS. Mais je ne prétends pas remplacer les livres d’historiens. Trois BD de 54 pages ne pourront pas remplacer les gros bouquins de plusieurs centaines de pages que j’ai lus. Mon but est de raconter une histoire humaine et que le lecteur ait envie d’en savoir plus et qu’il ouvre ces gros bouquins d’Histoire. Ils sont passionnants mais différents de la BD qui est avant tout une œuvre romanesque. Après, si le lecteur estime en savoir assez, c’est un mauvais calcul. Pour briller en société, il faut avoir lu les deux.
Est-ce qu’on peut parler de Ira Dei, publié par les éditions Dargaud ? C’est un ovni dans l’ensemble de la production historique, dans la mesure où peu d’albums traitent du Moyen Âge et encore moins du Moyen Âge central. Comment est née cette histoire ?
On se situe au moment de la seconde vague de l’expansion viking ou plutôt normande. Ils sont chrétiens et vont partir à la conquête de la Méditerranée pour fonder de petits royaumes. C’est pour moi une sorte de western méditerranéen, des aventuriers s’attèlent à la conquête de terres prometteuses. J’en ai fait l’affrontement d’un duo : un mercenaire mystérieux, Tancrède et un jeune prêtre envoyé par l’Eglise. Il y a des complots, des trahisons, de la baston, de la guerre, c’est une grande aventure avec de grands paysages. J’ai beaucoup aimé jouer avec tous les peuples et les alliances qui se nouent entre les musulmans, les bédouins, les Grecs, les chrétiens, les Normands, les Byzantins et les Lombards.
Comme je le disais plus haut, dans cette histoire, tout le monde est gris. Des musulmans s’affrontent en s’alliant aux byzantins, les Chrétiens de Byzance ont des troupes de Varègues, c’est-à-dire des mercenaires suédois qui vont combattre les Normands. C’est vraiment le bazar. Ces peuples se battent et font aussi du commerce. Rien n’est vraiment définitif, le Moyen Âge est un temps de pragmatisme. Les Normands finissent par s’installer en Sicile pour 200 ans et fonder un royaume d’une grande tolérance religieuse. Je ne donne pas de leçons d’Histoire dans mes albums mais avec Ronan, nous voulons montrer que le Moyen Âge est vraiment un formidable moment de l’Histoire. Parfois moins horrible que notre monde à nous ?
L’actualité vous inspire toujours, même quand vous êtes au Moyen Âge ?
Oui, mais il n’y a pas que moi (rires) dans la mesure où ceux qui écrivent des récits historiques se fourvoient si ils ou elles imaginent qu’on s’extraie totalement du moment où on vit. On en apprend autant sur les deux périodes par projections successives. Quand on fait Le Roy des ribauds avec Ronan ou que j’écris l’histoire de la Cagoule avec Emmanuel Herzet et Damour, j’en dit autant sur les bas-fonds de Paris en 1930 que sur la société française et la politique d’aujourd’hui. Dans Ira Dei, c’est une réflexion sur la tolérance ou la mondialisation. Sans être moraliste, je mets dans mes histoires beaucoup de mes propres principes.
Pour finir, est ce que vous pourriez nous parler du couple que vous formez avec Ronan Toulhoat ? Car même si vous avez d’autres collaborations, vos noms sont vraiment liés.
On a une patte à deux et notre façon de travailler reste très particulière. On a commencé ensemble, on a décidé de faire de la BD à deux. Si on en est là aujourd’hui, c’est pour cette raison. Avant d’être auteurs, on est amis, on a aussi beaucoup de choses et de goûts en commun. Cette convergence rend les choses faciles et fluides. Notre complicité se voit énormément quand on travaille sur les story-boards. C’est à ce moment-là que je vois que c’est plus facile qu’avec d’autres. Attention, je ne dis pas qu’avec les autres c’est horrible, mais avec Ronan ça va mieux et plus vite. Et ça va durer.
Vincent Brugeas sur Cases d’Histoire :