Visages – Ceux que nous sommes, quand la BD historique prend beaucoup de libertés avec l’Histoire
En quatre volumes (le quatrième paraitra en octobre 2023) sortis en une seule année, la série Visages – Ceux que nous sommes éditée par Glénat est un évènement éditorial par son rythme et par son propos : faire réfléchir le lecteur sur l’idée d’identité européenne en suivant le destin de cinq personnages des débuts de la Grande Guerre aux années 1950. Si le projet est louable, l’avertissement de la 4e de couverture « Sur fond historique authentique… » a attiré notre attention tant les approximations et les erreurs historiques qui parsèment la série sont manifestes et souvent graves.
Nous avons choisi de commenter quelques cases issues de la série pour souligner certains points qui posent problème, dans une liste non exhaustive.
Tome 1 Page 14 : Dixmude, Belgique, novembre 1914, les Français de la Brigade des fusiliers marins font face, dans de durs combats, aux Allemands qui cherchent à atteindre la mer et la ville de Nieuport. Passons sur le fait que le casque Adrian que portent les Français dans la BD n’est en dotation que plusieurs mois plus tard, précisément en septembre 1915. Les auteurs placent un soldat écossais à côté des Français. C’est malheureusement impossible. Les soldats britanniques sont plus au Sud, vers Ypres. De plus, les auteurs ignorent que les armées sont constituées par nationalité, commandées par un officier de leur nationalité. Les Canadiens et les Australiens tireront une grande fierté de monter au front sous les ordres de leurs compatriotes et non d’officiers britanniques. Il ne peut y avoir de mélange. Comment assurer sa sécurité et celle de ses camarades si on est incapable de comprendre les ordres et les consignes quand son voisin ne parle par la même langue ?
Tome 1 Page 25 : Le couple formé par le soldat Louis et Liselotte (auquel on peut ajouter leur fils) est au centre de cette saga. La scène de leur rencontre dans une église à Noyon est problématique. Si la mission de reconnaissance de Louis, seul, est peu probable mais plausible, la présence de l’infirmière Liselotte ne l’est pas. En tant qu’infirmière, elle travaille dans des hôpitaux de campagne en arrière du front. Sa présence signifie donc qu’elle n’est pas à son poste, mais elle peut être en repos, et avoir traversé les lignes et tranchées allemandes puis parcouru suffisamment de distance pour approcher les lignes françaises. Soit plusieurs kilomètres sans encombre dans un paysage très tourmenté, rempli de soldat à l’affut… Prenons cela comme une liberté romanesque.
Si ces erreurs peuvent sembler bénignes, le tome 2 tombe dans la fantasmagorie la plus complète et multiplie des erreurs plus graves.
Tome 2 Page 14 et Tome 2 Page 15 : Le soldat Georg Knielingen doit commencer sa formation de tireur d’élite. Problème, il est dans le Pas-de-Calais. Or, les soldats allemands sont formés dans des écoles et des académies en Allemagne et ne reçoivent pas de cours individuels. De plus, le sniping (tireur d’élite) n’est pas une spécialité allemande. Sur 200 snipeurs connus de la Seconde Guerre mondiale, on recense 9 Allemands pour 2 Finnois et 189 soviétiques.
Autre grave erreur, Sheila, son instructeur, est une femme, irlandaise qui porte l’uniforme de son pays. N’importe quel historien de ce conflit s’étrangle devant une telle image. Pour les nazis la place de la femme est au centre des 3K (Kinder, Kuchen, Kirche) soit faire des enfants, faire la cuisine et assurer une rectitude morale. Durant ce conflit, l’armée allemande est celle qui a engagé le moins de femme et jaamais dans les unités combattantes (voir le dossier spécial “Femmes dans la guerre” du Mook De la guerre n°3. Éditions Perrin, 2023). Elles sont secrétaires, infirmières, au service météo, à l’intendance…. Pas au combat.
La présence de bunkers quasi ou déjà terminés pose aussi question. La construction du mur de l’Atlantique est liée à l’entrée en guerre des États-Unis (décembre 1941) et débute en 1942. Hitler décide de sécuriser la façade Ouest du continent européen car il craint une débarquement anglo-américain, hypothèse totalement farfelue en juin 1940. La présence de ces constructions géantes l’est tout autant quand on songe aux centaines d’ouvriers et aux milliers de tonnes de béton nécessaires pour construire ces monstres impossible à mettre en œuvre à cet instant de la guerre.
De plus, il n’y a que des Allemands ou considérés comme tels (Autrichiens, Alsaciens par exemple) dans la Wehrmacht. Les volontaires étrangers (Wallons, Français, Norvégiens…) issus des pays occupés par l’Allemagne sont dans des brigades (ou des régiments, suivant leur nombre) regroupés par nationalité. Ils portent l’uniforme de la Wehrmacht ou de la SS avec un écusson qui indique leur origine. Les alliés de l’Allemagne (Italiens, Espagnols, Roumains, Hongrois) conservent les uniformes. Jamais l’armée allemande n’aurait accepté qu’un de ses membres arborent un uniforme étranger. Ce n’est pas parce que, à l’instar de certains journalistes français qui officiaient sur Radio Stuttgart pour relayer les propos de Joseph Goebbels, une poignée d’Irlandais sympathisants du nazisme ou par “anti-britannisme” ont participé à la création de radio de propagande en langue anglaise (par ailleurs parfaitement décrit dans le tome 3) destinée au public anglophone, que des femmes irlandaises ont combattu dans les rang de l’armée allemande.
Passons sur le fait que l’opération Seelöwe, invasion de l’Angleterre décidée par Hitler le 16 juillet 1940, est programmée pour septembre puis reportée, ne peut donc pas être en préparation au mois de juin 1940 comme l’affirme les auteurs. Revenons sur l’idée d’une Wehrmacht relativement vertueuse contre la SS abominable qui est répété plusieurs fois dans la série et dans le cahier historique. La SS, jugée en tant qu’organisation au tribunal de Nuremberg, a commis certains des pires crimes de la guerre et « gérait » les camps de concentration et d’extermination. Mais on ne peut évacuer d’une petite phrase les crimes de la Wehrmacht. La reconstruction de l’image de la Wehrmacht peut être considérée comme une victoire posthume du nazisme. De nombreux livres, souvent écrits par des officiers de très haut rang, comme les généraux Halder, Manstein, Meyer ou Guderian (voir l’article de l’historien Nicolas Aubin “Quand les vaincus écrivent l’histoire” Dossier l’Armée allemande, le mythe du siècle” paru dans de magazine Science et vie / Guerres et histoire n°7 ) ont littéralement manipulé l’histoire pour se blanchir, blanchir leurs hommes, échapper au procès et s’assurer un avenir dans la future armée allemande.
Les Américains qui ont besoin d’hommes expérimentés alors que la Guerre froide débute, vont les aider dans cette entreprise. Heureusement les historiens ont travaillé. Christopher Browing, Omer Bartov, Marie-Moutier Bitan, entre autres, ont démontré que la Wehrmacht était coupable d’innombrables crimes de guerre et crimes contre l’humanité sur le Front de l’Est mais aussi en France, en Belgique, en Grèce, en Yougoslavie, en Italie ou au Pays Bas. Rappelons enfin que les deux plus importants responsables de la Wehrmacht, après Hitler, les généraux Keitel et Jodl ont été jugés et condamnés pour complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité au Tribunal de Nuremberg. Des premiers massacres de civils, de juifs ou de prisonniers commis en Pologne à ceux des soldats africains à Chasselay en passant par les tueries de la Shoah par balles, la complicité dans plusieurs Pogrom, la mise à mort de millions de soldats soviétiques prisonniers à la destruction de Varsovie et ses 250 000 victimes, la Wehrmacht a été un des rouages indispensables des crimes du IIIe Reich. Si tous les Allemands n’étaient pas nazis, les soldats allemands agissaient en nazis assurés d’être impunis. D’ailleurs, bien que Sheila refuse d’être cataloguée parmi les SS fanatiques, elle ordonne à Georg, comme dernier test de sa détermination, de tuer un inconnu qui sort d’une mairie.
Tome 3 Page 6 : Dans le début de ce tome 3, on retrouve la snipeuse irlandaise (probablement une réminiscence de Margaret Frances Skinnider, une authentique snipeuse irlandaise active pendant le soulèvement de Pâques de 1916 à Dublin) et son élève. La chronologie ne tient pas. Ils se sont rencontrés dans le Pas-de-Calais alors que la guerre avec la France est finie (puisque les auteurs annoncent que l’opération Seelöwe est en préparation), or ce tome commence par l’attaque d’un détachement français qui vient de faire sauter des ponts et qui croise des civils en plein Exode. Si la guerre est finie, ces scènes d’Exode appartiennent au passé, les soldats français démobilisés ne font pas sauter de ponts, les pilotes allemands ne bombardent pas les villes françaises et des snipers ne font pas de carton sur des soldats.
Toujours au niveau chronologique, le périple du soldat Georg en juin 1940 n’est pas très cohérent. Il apparaît d’abord dans l’Aisne, monte dans le Pas-de-Calais pour suivre une formation de tireur d’élite, puis redescend dans la Marne à Vitry-le-François pour tuer des soldats français caché dans une église. Une performance en seulement trois semaines, alors que l’offensive bat son plein. Surtout, comment un soldat allemand attaché à un régiment, peut-il passer d’un lieu à un autre aussi librement et seul ? De plus, pourquoi Sheila et Georg sont-ils (visiblement) seuls à Vitry-le-François ? Cette façon de combattre ne correspond pas aux manières de la Wehrmacht mais plus à une tactique de guérilla totalement hors sujet à ce moment et à cet endroit.
Tome 3 Page 12 : Octobre 1941, cette carte est celle de la localisation des camps de concentration et d’extermination nazis. Liselotte travaille sur un document que très peu de dignitaires connaissent, SS compris. Sur cette carte, on localise clairement les camps de Treblinka, Sobibor, Chelmno ou Belzec qui ne sont pas encore ouverts en octobre 1941. Elle travaille donc en 1941 sur une carte qui date de 1945.
Ce tome comme les deux premiers recèle beaucoup d’autres erreurs : l’Aktion T4 (l’élimination des handicapés) ne s’arrête pas en octobre 1941 comme le suggère la première case de la page 12 mais en août. Hitler ne dénonce pas le pacte germano soviétique en 1942 mais en 1941 (page 3 du cahier historique).
Plus grave, la photo publiée dans le cahier historique n’est pas une photo de la rafle du Vel d’Hiv. C’est une photo qui montre des Juifs retenus dans le camp de Drancy en 1942. De cet évènement, on ne connait, pour le moment, qu’une seule image, celle des bus garés devant le Vel d’Hiv (voir l’introduction d’Olivier Lalieu dans La Shoah, au coeur de l’anéantissement. Éditions Tallandier 2022).
Tome 3 page 31 : L’ordre de la Rafle du Vel d’Hiv ne vient pas du Commissariat général au questions juives, même si son chef a participé à certaines réunion préparatoire mais de la Préfecture de Police qui seule à le pouvoir de mobiliser la police nationale qui a opéré dans cette rafle. Enfin, un enfant porteur de l’étoile sauvé par une officier supérieur (oberstleutnant est l’équivalent de Lieutenant Colonel) allemand ne tient pas la route une seule seconde.
Tome 3 Page 33 : Dans cette case, le lieutenant colonel von Linden, titulaire de la Croix de fer, couvre, voire approuve l’assassinat en plein rue de trois soldats allemands. Scène totalement délirante, cet officier trahit non seulement son pays, mais aussi son serment (chose impensable pour un officier allemand) et ses camarades. En juillet 1942, l’Allemagne est victorieuse partout, les officiers sont certains de la victoire, ils n’ont aucune pitié pour les résistants qu’ils assimilent à des terroristes. Les attentats sont sévèrement réprimés par l’exécution d’otages. L’attentat du 5 août 1942 a été payé par l’exécution de 88 otages. De plus, cet officier se met en grave danger car une enquête de la police militaire va rapidement commencer et sa présence sur les lieux rapidement découverte.
Tome 3 page 37 : Les deux tireurs d’élite sont arrivés à Stalingrad, amenés en avion particulier. A quoi vont-ils servir dans le fiasco général de la bataille, d’autant qu’ils repartent comme ils sont venus ? La présence d’une femme ne choque toujours pas les soldats allemands. Autre scène impossible, la présence d’un soldat alsacien à Stalingrad. Les Malgré-Nous (Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans la Wehrmacht et la SS, considérés comme des Allemands par le IIIe Reich) n’ont été « opérationnels » qu’à partir du 12 octobre 1942, or à cette date, la 6e armée allemande devant Stalingrad est déjà encerclée et ne peut plus recevoir de renforts. Il n’y a jamais eu de Malgré-Nous à Stalingrad, en revanche beaucoup sont parti combattre à Leningrad.
Tome 3 Page 47 : Voilà une page qui recèle une erreur par case. Page 43, on apprend que Liselotte est internée à Dachau “camp de concentration et d’extermination par le travail” en mai 1943. Dachau n’a jamais été considéré comme un camp d’extermination et en mai 1943, il n’y a pas de femmes dans ce camp. Le camp des femmes a été créé en août 1944.
D’où sort la gardienne telle qu’elle est dessinée ? Les auteurs auraient pu, au moins, prendre exemple sur les autres camps de femmes. Il n’y a pas de religieuses gardiennes dans les camps. Les Aufseherin (surveillantes) font partie de la SS et elles ont des uniformes spécifiques.
La croix chrétienne est aussi une “hérésie”. Le régime est particulièrement méfiant et hostile à la religion. L’état nazi n’a pas de religion officielle. Alfred Rosenberg, idéologue du parti nazi, et Joseph Goebbels sont farouchement anticléricaux. Heinrich Himmler, Reichführer SS à la tête de tous les camps de concentration s’intéresse aux recherches ésotériques et aux religions nordiques. Cet uniforme n’a donc aucun sens y compris dans la couleur ou dans la petite décoration qui pend sur la poitrine de cette femme. Enfin, elle reçoit un ordre par téléphone d’un officier qui n’appartient ni à la Gestapo ni à la SS et qui lui demande une faveur pour une détenue qui est condamnée pour des menées contre l’Etat. Cet officier n’a aucun pouvoir pour cela, la gardienne qui normalement appartient à la SS le sait et sait que ce genre de décision passe obligatoirement par la direction du camp. Encore un scène impossible en terme de chronologie et par rapport au fonctionnement du camp et à la mentalité nazie.
Cette série ambitieuse pêche malheureusement par son manque de rigueur historique, ses approximations, quand ce ne sont pas des inventions pures et simples. Sans compter les flash-back incessants, les raccourcis trop rapides quelque fois incompréhensibles qui rendent la lectures assez pénible. « Sur fond historique authentique… » est une promesse difficile à tenir. Les faits sont têtus et la documentation suffisamment abondante et disponible. C’est dommage.
Visages. Ceux que nous sommes. T1 Derrière les signes ennemis. Nathalie Ponsard-Gutknecht et Miceal Beausang-o-Griafa (scénario), Aurélien Morinière (Dessin). Éditions Glénat. 56 pages. 14,95 euros
Visages. Ceux que nous sommes. T2 La pratique andromaque. Nathalie Ponsard-Gutknecht et Miceal Beausang-o-Griafa (scénario), Aurélien Morinière (Dessin). Éditions Glénat. 56 pages. 14,95 euros
Visages. Ceux que nous sommes. T3 Vers la fontaine ardente. Nathalie Ponsard-Gutknecht et Miceal Beausang-o-Griafa (scénario), Aurélien Morinière (Dessin). Éditions Glénat. 56 pages. 14,95 euros
Pour découvrir le premier tome
Visages – Ceux que nous sommes – Tome 01