Wilfrid Lupano, La Bibliomule de Cordoue : “Je n’écris pas pour faire passer un message. J’essaye de composer des récits dans lesquels le passé permet de comprendre le présent et même l’avenir.“
L’intrigue de La Bibliomule de Cordoue, de Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau, se situe dans le califat d’Al Andalus en 976. A la mort du calife, le vizir Amir s’empare du pouvoir en acceptant l’exigence des religieux radicaux de brûler les 400 000 livres de la bibliothèque de Cordoue. Car ils détestent ce que les livres représentent : la connaissance. Le récit met alors en scène l’eunuque Tarid, la copiste Lubna, le voleur Marwan et une mule récalcitrante, pour sauver les ultimes vestiges de la culture. Cases d’Histoire avait déjà présenté cet éloge comico-philosophique du savoir dans l’Andalousie du Xe siècle. Son scénariste Wilfrid Lupano nous éclaire maintenant sur son travail pour ce récit hautement picaresque.
Cases d’Histoire : Bonjour Wilfrid Lupano, pouvez-vous vous présenter et nous dire quel est votre rapport à l’Histoire ? En quoi est-elle une source d’inspiration ?
Wilfrid Lupano : J’ai 50 ans, je suis scénariste de bande dessinée depuis 23 ans. L’histoire m’a toujours passionné, j’en ai pris le goût au collège et au lycée pendant mes années jeu de rôle. Il est important de connaître l’Histoire pour un scénariste, ça permet de relativiser son propre « génie créatif ». L’Histoire est en général beaucoup plus créative que ce qu’on peut inventer en tant que scénariste.
CdH : En 2021, sont parus deux albums que vous avez scénarisés ayant pour thématique le savoir, sa diffusion ou son contrôle par les autorités. Ainsi avant La Bibliomule de Cordoue, Blanc autour * s’intéressait à Prudence Crandall, fondatrice d’une école pour jeunes filles noires dans les États-Unis esclavagistes. Parlez-nous de cette expérience éducative qui a de multiples résonances encore aujourd’hui. Comment l’avez-vous découverte ?
WL : Tout-à-fait par hasard, en faisant des recherches sur les premières figures de l’abolitionnisme aux États-Unis. Dans la biographie de deux d’entre eux (William Lloyd Garrison et Frederik Douglas) j’ai trouvé des allusions à la petite école de Prudence Crandall qu’ils avaient tous les deux soutenue. Cette histoire m’a intrigué, je m’y suis intéressé, et je me suis rendu compte qu’elle était peu documentée même aux États-Unis. Elle faisait partie de ces événements historiques mystérieusement passés sous les radars de la mémoire. J’ai donc décidé d’essayer d’en faire un récit, car il me semblait qu’elle contenait dans son « ADN » beaucoup de thématiques qui font le débat d’aujourd’hui : droit à l’éducation pour tous, féminisme, afro féminisme, patriarcat blanc, harcèlement, sororité, et j’en passe.
CdH : L’action de La Bibliomule de Cordoue se déroule en 976 à partir de Cordoue, capitale du califat omeyyade. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce califat rayonne intellectuellement au Xe siècle et le rôle des califes Abd al-Rahman III et Al-Hakam II ? Quel est le contexte géopolitique de l’Espagne de l’époque ?
WL : Ces deux califes ont fait de Cordoue une capitale occidentale du savoir. Le califat d’Al Andalus était économiquement prospère et dans un état de paix relative avec les royaumes chrétiens du nord de la péninsule. Abd El Rahman III et son fils ont donc pu investir massivement dans les structures de diffusion du savoir : bibliothèque, industrie de la copie des livres, création d’universités populaires, et aussi naturellement, développement de la grande mosquée de Cordoue que chacun d’eux a fait agrandir. Car à cette époque, il n’est naturellement pas possible de séparer instruction et religion. Ces deux califes nourrissaient en premier lieu un appétit personnel pour la connaissance.
CdH : Vous faites de l’ambigu vizir Muhammad Amir (Al-Mansur, le « Champion de l’islam »), le commanditaire d’un gigantesque autodafé des livres de la bibliothèque de Cordoue. N’avez-vous pas simplifié le caractère et les actes de ce juriste aussi chef de guerre qui s’est appuyé sur une frange radicale de l’Islam ? Cet autodafé est-il attesté dans les sources ?
WL : Muhammad Amir n’est pas le commanditaire de la « purge » de la bibliothèque. Il en est l’exécutant. La purge est réclamée par les ulémas radicaux qui en ont assez de voir leur autorité à Cordoue sapée par des Califes épris de culture cosmopolite et mécréante. Je pense que Muhammad Amir s’en serait bien passé, à titre personnel, car c’était un homme de lettres et un passionné de culture. C’est le prix qu’il paye pour s’assurer le soutien des radicaux. Mais on sait qu’il a lui-même fait comme Tarid : il a exfiltré certains ouvrages avant l’autodafé pour les mettre « en sécurité » dans sa bibliothèque personnelle. Car il était ambitieux mais pas stupide. Je ne pense pas avoir simplifié le caractère de Muhammad Amir. Je dépeins un homme intelligent, fin calculateur, froid, complotiste et meurtrier, ce qui est attesté par les sources. Il a trahi, pratiqué l’assassinat, est devenu l’amant de la femme d’Al Hakam II, a isolé le jeune Hisham, l’héritier, pour devenir une sorte de régent… Le personnage n’est pas très reluisant.
Quant aux « guerres » qu’il a menées après avoir pris le pouvoir (52, exactement), il s’agissait de razzias, de raids qui ne visaient pas vraiment à conquérir de nouvelles terres et à « convertir des infidèles », mais plutôt à piller, exiger des rançons à des villes ou des provinces. Ce sont des guerres à but économique, déguisées en « guerre sainte ». A l’américaine, quoi. A la fin de son règne, les frontières d’Al Andalus sont plus ou moins les mêmes que du temps d’Al Hakam II.
Pour ce qui est de l’autodafé, il est mentionné dans plusieurs sources arabes et donc repris par divers historiens. L’événement lui-même n’est guère contesté, c’est surtout son ampleur qui fait parfois débat. Il est impossible aujourd’hui d’évaluer cette ampleur, car les sources « historiques » de cette époque ne sont pas fiables. On trouve notamment l’information que le feu aurait brûlé « six jours et six nuits », ce qui tend à indiquer un nombre très important de livres. Mais beaucoup de chroniques « historiques » de ces périodes étaient rédigées dans le but de glorifier ou de dénigrer un puissant, ou un courant politique ou religieux. Le concept de vérité historique n’avait pas grand sens.
CdH : D’ailleurs, quelles ont été vos sources historiques pour l’écriture de votre scénario ?
WL : J’ai mentionné une bibliographie à la fin du livre, à laquelle il faut ajouter beaucoup de lectures d’articles en ligne, en anglais, français et espagnol (je ne parle pas l’arabe).
CdH : Le travail graphique de Léonard Chemineau est remarquable que ce soit dans les séquences au cœur de la ville de Cordoue ou pour les paysages andalous et l’expressivité de tous les personnages, y compris la mule de l’histoire. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Lui avez-vous donné des indications bibliographique ou iconographiques ?
WL : C’est effectivement une prouesse de sa part. Il a mis deux ans et demi à dessiner l’album. Je lui ai naturellement remis l’ensemble de la documentation que j’avais accumulée pendant mes recherches et pendant l’écriture (je me suis notamment rendu à Cordoue, et dans les régions au nord de la ville pour voir à quel type de relief, de végétation et de lumière on allait être confronté pendant le voyage), mais il existe peu de documents visuels sur cette époque qui est trop ancienne, et que la reconquista n’a pas épargnée. Nous avons travaillé ensemble sur tous les aspects graphiques (style, costumes, et surtout découpage), ce qui est la partie la plus intéressante de la création à deux. Ensuite, pour toute la partie « expressivité » des personnages, et notamment de la mule, il n’avait pas du tout besoin de moi, c’est juste l’expression de son grand talent.
CdH : Entre des épisodes de tragédie, plusieurs séquences comiques rythment l’album jusqu’à un final d’une ironie mordante. Le rire est-il pour vous une arme salutaire contre les puissants, hier comme aujourd’hui ?
WL : Oui, bien sûr. Il me permet également de garder à bonne distance de moi un penchant naturel pour la noirceur et le cynisme. Il permet surtout de trouver la bonne distance pour réfléchir, je trouve.
CdH : Présentez-nous les trois personnages de fiction de votre intrigue : l’eunuque lettré Tarid, la jeune copiste noire Lubna et Marwan, un ancien élève de la bibliothèque devenu voleur et vagabond. Ils offrent un beau panorama de la diversité ethnique et religieuse d’Al-Andalus de l’époque.
WL : Le commerce des esclaves et les migrations dans le monde arabo-musulman ont amené une grande diversité « ethnique ». Avoir des esclaves de toutes les couleurs et de toutes les origines était un signe de richesse. Abd El Rahman III par exemple, était blond aux yeux bleus, car sa mère était une esclave vasconne. Il se teignait les cheveux au henné et se cernait les yeux de khôl pour faire plus oriental. J’ai donc choisi trois personnages représentatifs de ce mélange de couleur et d’origine.
Tarid, l’esclave venu du nord, Lubna, d’origine africaine, et Marwan, peut-être arabe, ou berbère, ou mozarabe, on ne le sait pas clairement. Tous les trois sont musulmans, mais auraient pu ne pas l’être. Le califat d’Al Andalus, comme souvent dans les royaumes musulmans, permettait aux chrétiens et aux juifs d’exercer leurs cultes. La conversion à l’islam était encouragée, offrait de multiples avantages (les chrétiens et les juifs étaient notamment surtaxés et empêchés d’exercer certaines fonctions) mais n’était pas obligatoire. Là encore, à titre d’exemple, le médecin personnel d’Abd El Rahman III Hasdaï, était juif. C’était le plus grand savant de Cordoue, certes, mais le symbole est là : le commandeur des croyants se faisait soigner par un juif. Tarid et Lubna sont « esclaves », mais contents de l’être, en quelque sorte. Ils se sentent privilégiés de travailler dans le plus grand centre du savoir, d’avoir accès à tous les livres, à un environnement intellectuel stimulant et à une certaine forme de luxe. Marwan, en revanche, est « libre »… mais surtout libre de crever de faim et de prendre des coups de bâton. C’est un bandit de grand chemin, un petit chapardeur qui a une vie très difficile. Le chien et le loup de La Fontaine n’est pas très loin…
CdH : Quel était le rôle des esclaves et des eunuques à la cour des Omeyyades ?
WL : Comme dans tous les royaumes musulmans, les esclaves avaient de multiples rôles. On pouvait être esclave et très instruit, très riche, très influent, on pouvait être esclave et diriger des armées. La seule constante : on n’était pas propriétaire de soi ni de sa liberté. Les eunuques par exemple, avaient parfois toute la confiance des puissants, car on se méfiait surtout des trahisons et des complots qui venaient des familles puissantes, celles qui pouvaient rêver de renverser une famille dynastique pour installer une nouvelle dynastie. Un eunuque, par définition, ne vous fera pas ce coup-là car il n’aura pas de descendants. Il y avait bien entendu des esclaves qui étaient tout en bas de l’échelle sociale et corvéable à merci, mais ils ne constituaient pas la seule catégorie d’esclaves. C’est une conception très différente de celle qui s’est imposée dans l’imaginaire occidental avec l’esclavage américain, et on a parfois du mal à se représenter ce système d’esclavage à « niveaux ».
CdH : Aviez-vous envie avec ce livre de réhabiliter la civilisation arabo-musulmane et ce temps de tolérance qu’a été à une époque le califat de Cordoue ?
WL : J’avais surtout envie de le faire connaître. J’avais surtout envie de produire un récit qui prenait place dans l’Histoire arabo-musulmane, ce que l’on fait très peu, en occident, car nous ne connaissons pas cette civilisation (pas plus que les autres, d’ailleurs. On pourrait dire la même chose de l’Histoire de l’Asie, etc). Mon objectif était surtout de parler de ce que nos racines ont de commun, de l’héritage grec, perse, etc.
CdH : Le livre est un objet magnifique avec reflets dorés et la tranche rouge des volumes de la collection Hetzel, est-ce un hommage à tous les livres disparus dans des autodafés depuis des siècles ?
WL : On voulait surtout mettre le lecteur dans une situation de mise en abîme un peu ludique : La Bibliomule de Cordoue est un livre épais, qui fait son poids, et présente des atours « luxueux », un peu clinquants, comme les livres que Tarid et sa mule essayent d’aller mettre à l’abri. Or, la question du poids et du caractère luxueux des livres de cette époque est un des ressorts narratifs de cette aventure. Sans rien révéler, c’est même un des tournants majeurs du récit. On a donc joué un peu avec ces codes là.
CdH : Depuis Le Singe de Hartlepool jusqu’à Blanc autour en passant par L’Assassin qu’elle mérite vous questionnez l’Histoire avec des thématiques contemporaines et humanistes. Quel est le message que vous voulez que le lecteur de La Bibliomule de Cordoue retienne in fine ?
WL : Je ne peux pas répondre à ce genre de question, car ce n’est pas du tout comme ça que je fonctionne, et ce n’est pas mon moteur d’écriture. Je n’écris pas pour faire passer un message. J’essaye de composer des récits dans lesquels le passé permet de comprendre le présent et même l’avenir, mais le sujet que je choisis est souvent à la croisée de plusieurs thématiques. Je n’ai donc pas un message en particulier. La Bibliomule de Cordoue permet, je l’espère, de s’interroger sur des questions de transmission du savoir, de ce que signifie « servir dieu », de la migration des hommes et des sciences (et des mules !). C’est aussi une histoire de réfugiés, d’instrumentalisation de la religion à des fins politiques… Il y a énormément d’entrées, et c’est en général pour cette raison que je choisis un sujet.
CdH : La dernière planche de l’album pose la question de « Et demain ? Le prochain péril qui menacera le savoir… » Vous induisez une réponse ouverte sur les dangers du numérique, pouvez-vous préciser votre position ?
WL : Pas tant que ça, hélas, car si je prends la peine de faire une fin ouverte, je m’efforce de rester en arrière-plan, et de laisser chacun faire son chemin avec sa propre mule. Je peux juste ajouter que le recours à la notion pour le moins opaque de cloud me parait avoir tous les dehors d’une religion, ou au moins d’un mysticisme. En matière de conservation des données, l’humanité a l’air tenté de s’en remettre à son plus vieil allié s’agissant des sujets qui la dépasse : dieu.
* Album chroniqué sur Cases d’Histoire ICI.
La Bibliomule de Cordoue. Wilfrid Lupano (scénario). Léonard Chemineau (dessin et couleurs). Dargaud. 264 pages. 35 euros.
Les 17 premières planches :