Le génocide arménien en BD : dialogue avec Laurent Mélikian
100 ans après le déclenchement de l’extermination des Arméniens dans l’empire ottoman, il convenait de réfléchir à sa représentation dans la bande dessinée. La publication récente de deux albums sur le sujet est l’occasion pour Laurent Mélikian, qui a dirigé l’un de ces livres, de répondre à nos questions. Journaliste et critique de bandes dessinées, il a collaboré à L’Événement du Jeudi, BoDoï, L’Écho des Savanes. Français d’origine arménienne par son grand-père paternel, il est cofondateur d’un festival de bande dessinée en Arménie.
Cases d’Histoire : On apprend beaucoup de choses dans Varto (que vous avez dirigé) et Le fantôme arménien, deux albums qui ne parlent pas que du déroulement du génocide. Notamment l’importance de la (paradoxale) mixité turco-arménienne puisque des milliers de femmes arméniennes ont été mariées de force. Est-ce qu’on a une idée de l’ampleur de cette mixité ?
Laurent Mélikian : Je pense que cette conjonction thématique est révélatrice du regard actuel sur 1915. Pendant longtemps, il fallait expliquer le processus génocidaire, raconter les marches de la mort, établir qu’un peuple a été victime d’une campagne d’élimination systématique. C’est la démarche de Paolo Cossi (Medz Yeghern), de Laurent Galandon et Viviane Nicaise (Le cahier à fleurs) et dans une autre mesure de Frank Giroud à travers certains épisodes du Décalogue et des Fleury-Nadal. En France, outre quelques personnalités particulièrement malhonnêtes, quasiment personne ne remet en cause le caractère génocidaire des massacres. En Turquie, depuis une dizaine d’années, notamment à partir du livre autobiographique de l’avocate Fethiye Çetin (Le livre de ma Grand-Mère) où est exposée la mémoire de cette Arménienne assimilée de force et qui ne révèle sa véritable origine qu’à sa petite fille, la chape de plomb officielle qui consistait à refouler toute affirmation identitaire minoritaire se fissure. Il s’est vite avéré que le cas de Fethiye Çetin n’est pas isolé et que des centaines de milliers de citoyens turcs ont des origines arméniennes plus ou moins cachées. Ce sujet est au cœur de l’actualité turque et des recherches autour de 1915. Le phénomène s’est encore amplifié par la vague d’indignation consécutive au meurtre de Hrant Dink, journaliste turco-arménien assassiné à Istanbul en 2007. Il avait fondé le magazine Agos qui enquêtait régulièrement autour de cette question.
Pour en revenir aux deux bandes dessinées publiées aujourd’hui, concernant Varto, Gorune Aprikian a eu l’idée de ce récit bien avant la publication du Livre de ma Grand-Mère lorsqu’un député nationaliste turc rencontré par hasard lui avait confié que son grand-père, militaire turc, avait épousé sa grand-mère en 1915 dans une région de l’est de l’Anatolie et qu’on ne connaissait pas l’origine de celle-ci. Gorune a réalisé que cet homme lui avouait à demi-mot qu’il avait des origines arméniennes. Il a alors pensé à cette femme considérée pour morte par les Arméniens en 1915 et dont personne n’écrirait l’histoire… Dans le cas du Fantôme arménien, Laure Marchand et Guillaume Perrier ont été correspondants de presse pendant 10 ans à Istanbul. Ils ont vécu en direct la prise de conscience de la société turque. Ils avaient consacré un premier livre sans image à ce sujet, La Turquie et le fantôme arménien (Actes Sud).
Qu’à quelques jours des commémorations du centenaire, deux bandes dessinées l’une de reportage, l’autre de fiction, dialoguent ainsi autour du même sujet – au cœur de la conscience du génocide – me semble logique. Je voudrais même ajouter un troisième titre pas si éloigné des deux autres : l’œuvre autobiographique de Farid Boudjellal Mémé d’Arménie publié en 2002. Lui aussi exposait la mémoire d’une grand-mère arménienne rescapée du génocide et recueillie dans un autre milieu, algérien cette fois – et certes très différent des cas turcs -. L’expérience personnelle de Farid Boudjellal, qu’il a su remarquablement transposer en bande dessinée, annonçait le mouvement actuel.
CdH : On a presque l’impression que ces BD sont en quelque sorte écrites pour le public turc, pour que la parole se libère là bas. Est-ce que vous ressentez ça ? Et est-ce que les BD seront publiées en Turquie ?
LM : Gorune Aprikian a conçu Varto comme un récit recevable par un public turc. C’est une volonté de rapprochement vers ce peuple avec qui nos ancêtres « ont bu la même eau » comme le dit le cinéaste Serge Avedikian. Nous ferons ce que nous pourrons pour que Varto soit adapté en turc, d’ailleurs nos premiers exemplaires ont été immédiatement offerts à des amis de Turquie. J’imagine qu’auteurs et éditeurs du Fantôme arménien sont dans la même optique. La Turquie et le fantôme arménien, le livre qui a précédé la bande dessinée a lui été publié en turc il y a quelques semaines.
CdH : Pour quelle raison avoir choisi un trio d’auteurs d’origine arménienne avec Varto ? (ce n’est pas du tout le cas pour Le fantôme arménien)
LM : Jusqu’à présent, un seul auteur d’origine d’arménienne avait abordé le génocide, Farid Boudjellal et encore, il n’avait rien montré de 1915. Charles Berberian avec Philippe Dupuy ont bien illustré un livre sur la question (J’avais six ans en Arménie… 1915 par Virginie-Jija Mesropian, Ed Parenthèse) en dessinant des scènes de la vie d’avant le génocide. Le sujet était sans doute trop complexe, douloureux et personnel pour être abordé frontalement par ceux dont les ancêtres en ont été victimes. Se l’approprier peut faire partie d’un processus de reconstruction collective. Cela dit l’association de trois auteurs avec des noms en « ian » s’est opéré de manière empirique.
Gorune Aprikian m’a présenté Varto, il y a de nombreuses années. Il s’agissait d’un scénario de cinéma qu’il souhaitait voir en bande dessinée avant d’être porté à l’écran. Nous avions fait des premières tentatives auprès de quelques éditeurs sans résultat. Par la suite, j’ai rencontré Stéphane Torossian, artiste peintre, qui rêvait de bande dessinée. 2015 approchait, la jonction s’est faite avec Gorune. Enfin, un spécialiste était nécessaire pour adapter le script de cinéma en découpage pour la bande dessinée. Même s’il n’avait pas été d’origine arménienne j’aurais pensé à Jean-Blaise Djian (Le grand Mort, Les 4 de Baker street, …) qui a participé à notre festival et à nos ateliers en Arménie.
Je crois que Gorune apporte un regard intérieur sur les événements que d’autres scénaristes n’auraient peut-être pas eu avec autant d’acuité. Il exprime l’impuissance des Arméniens à travers le personnage de Varto. Chargé de protéger sa sœur, il est incapable d’assumer la charge. Quant à Stéphane, lui a dessiné à l’instinct avec une certaine rage au ventre. Je pense que cela se ressent dans ses cases.
CdH : Au delà du devoir de mémoire, on sent dans ces BD une main tendue. L’envie de souligner le rôle positif des Justes turcs et kurdes.
LM : Pendant la Seconde Guerre mondiale il y a eu des Justes français, allemands, polonais,… En 1915, ils étaient turcs, kurdes, mais aussi alévis, yézidis,… Derrière chaque rescapé, il y a souvent l’action ou l’inaction de quelqu’un qui refuse d’appliquer les ordres criminels. D’une certaine manière, ne pas évoquer les Justes conduirait à condamner un peuple entier pour un crime qu’il n’a pas ordonné. Et d’autre part, les Justes apportent la contradiction à un discours que je trouve insupportable : « il n’avait pas le choix ». Par ailleurs, Varto ajoute un certain niveau de complexité à la notion de Juste. Je propose au lecteur de s’interroger. Hassan est-il un Juste ? Une question à laquelle je n’arrive pas à répondre.
CdH : Est-ce que vous sentez un rôle particulier ou original de la bande dessinée dans la diffusion de ces “messages” de mémoire et d’apaisement ?
LM : L’art séquentiel en général, comme le concevait Will Eisner, lorsqu’il est utilisé avec toute sa richesse et sa subtilité offre un niveau de synthèse remarquable. Je crois que les planches de Thomas Azuelos dans Le fantôme arménien sont exemplaires. En mixant photo, caricature, dessins réaliste ou expressionniste, il permet de saisir les divers aspects d’une situation complexe. Varto, et Mémé d’Arménie sont des récits chargés émotionnellement, la bande dessinée offre au lecteur de ressentir profondément cette émotion mais aussi de pouvoir la relativiser en parcourant les planches à son rythme et en enrichissant son ressenti par sa propre réflexion entre chaque case.
Par ailleurs je crois à la bande dessinée en tant qu’outil pédagogique. Varto, Le fantôme arménien et d’autres œuvres peuvent être utilisés par des enseignements pour aborder le génocide des Arméniens en classe. À ce chapitre, j’ai participé avec le scénariste Laurent Galandon et l’historienne Laure Piaton à l’exposition itinérante “Surtout n’en oubliez aucun, regards dessinés sur les génocides”, produite par le Centre du patrimoine arménien de Valence. À partir d’un corpus d’une vingtaine de bandes dessinées, l’exposition explique les spécificités et les points communs de l’élimination des Juifs, Tsiganes, Arméniens, Cambodgiens et Tutsi. Tous les jours nous voyons malheureusement à quel point il est urgent de mieux informer particulièrement les jeunes sur ces drames.
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