1525. La Guerre des paysans, Réforme religieuse et révolte sociale, entre Müntzer et Lüther
Avec La Guerre des paysans, Gérard Mordillat et Éric Liberge racontent les bouleversements sociaux provoqués par la Réforme protestante en Allemagne, depuis la diffusion des 95 thèses de Martin Luther jusqu’à la funeste bataille de Frankenhausen qui met un terme à la guerre des paysans. L’album s’arrête en particulier sur le rôle de Thomas Müntzer, un moine qui s’inscrit d’abord dans le sillage des positions de Luther avant de prêcher en faveur d’une « Réforme radicale » avec le mot d’ordre « omnia sunt communia » (« tout est à tous »).
Porté depuis de longues années par le romancier, scénariste et cinéaste Gérard Mordillat, le travail d’écriture à l’origine de La Guerre des paysans était tout d’abord destiné à être transposé au cinéma par le réalisateur italien Roberto Rossellini (1906-1977). Mordillat a finalement donné vie à son projet en bande dessinée en s’associant à Éric Liberge, dessinateur avec lequel il a déjà œuvré pour créer la fiction historique Le Suaire (2018-2019). Mordillat et Liberge ne sont pas les premiers bédéastes à s’intéresser à la guerre des paysans et au mouvement anabaptiste, le courant de la Réforme radicale que prône Müntzer : Ambre et David Vandermeulen ont par exemple réalisé La passion des anabaptistes, excellente trilogie regroupée en 2017 dans une intégrale. Mais alors qu’Ambre et Vandermelen brossent une vaste fresque des mouvements anabaptistes, La Guerre des paysans se concentre sur le mouvement social. Cet intérêt est le produit d’une certaine lecture politique du soulèvement.
Sympathisant communiste de longue date, Gérard Mordillat cite dans la postface de l’album Friedrich Engels, auteur en 1850 de La Guerre des paysans au XVIe siècle. Le philosophe allemand, qui écrit l’ouvrage deux ans après l’échec du « Printemps des Peuples », cherche à réactiver le souvenir des soulèvements populaires allemands pour y chercher des signes de la lutte des classes. Engels analyse en effet cette révolte comme un conflit de classes entre d’un côté les princes et les riches notables et de l’autre celle des paysans et des plus démunis. Après Engels, Mordillat cite parmi ses influences la thèse du philosophe marxiste Ernst Bloch, auteur en 1921 d’une thèse sur Thomas Müntzer, théologien de la révolution.
Sans tomber dans une démonstration trop caricaturale de matérialisme historique, La Guerre des paysans est marquée par l’interprétation marxiste de cette révolte. Le récit se construit autour de deux théologiens réformateurs, Martin Luther et Thomas Müntzer. L’album détaille les étapes bien connues de la rupture entre Luther et l’Église romaine : le placardage des 95 thèses (p.17), le refus de revenir sur ses positions lorsque le pape envoie le légat Catejan (p.25) et la dispute de Leipzig (p.50). En parallèle, l’album
insiste sur les agapes données par Léon X à Rome, en décalage avec les débats théologiques. Le récit montre parfaitement le rôle joué par l’imprimerie dans la diffusion rapide des positions luthériennes – un élément désormais bien cerné par l’historiographie – et dans leur impact sur la société allemande (p.18), ainsi que l’influence des prêches des religieux, à l’image de Müntzer auprès des mineurs (p.78-80).
Prêtre auxiliaire à la Halle-sur-Saale (Saxe) issu d’un milieu très modeste, Müntzer prêche d’abord la Réforme dans le sillage de Luther, qui le nomme en 1520 pasteur à Zwickau. Une fois en poste, Müntzer s’éloigne de la ligne luthérienne pour défendre sa propre vision de la Réforme, qui passe par une transformation sociale radicale. Il prône notamment le baptême à l’âge adulte – et non dès l’enfance –, d’où le nom d’anabaptiste donné à ce courant réformateur. Animé par un millénarisme et un certain mysticisme, Müntzer conduit les paysans, lesquels, voyant dans la Réforme un levier pour améliorer leur condition, se soulèvent contre leurs seigneurs pour demander la suppression du servage, la diminution des taxes et le droit de choisir leur pasteur. Les insurgés font appel à Luther et à Zwingli comme juges de leur cause : après avoir hésité, Luther voit dans la révolte paysanne un soulèvement apocalyptique et condamne en des termes très durs ce mouvement dans un texte appelé Contre les hordes brigandes et meurtrières de paysans, appelant les princes à y mettre fin par la violence. L’album insiste tout particulièrement sur la dénonciation par Luther de la révolte paysanne, notamment lors d’une confrontation imaginaire avec Müntzer et une troupe de paysans (p.89-90), soulignant ainsi toute l’ambivalence du personnage.
Mordillat et Liberge s’intéressent ainsi au mouvement social provoqué par la Réforme, mouvement qui est ici interprété comme un acte d’émancipation d’une classe sociale ainsi que des femmes, en particulier les nonnes qui quittent leurs couvents. Pour donner de la chair au récit, les auteurs racontent cette histoire à travers les yeux d’un personnage imaginaire, le jeune Luca Ponti, présenté comme un bâtard apparenté aux Médicis. Le jeune héros est envoyé dans le Saint-Empire par Léon X – Jean de Médicis, fils cadet de Laurent le Magnifique – pour être les yeux et les oreilles du pape à Wittemberg. Luca Ponti fait la rencontre de Luther puis de Thomas Müntzer : il s’écarte progressivement de sa mission pour soutenir le
mouvement réformateur, et se retrouve progressivement écartelé entre les deux théologiens. Il devient à la fin du récit le dépositaire symbolique de la mémoire de Müntzer, permettant aux auteurs de dresser un pont entre le mot d’ordre du théologien et les manifestants de l’Allemagne d’aujourd’hui, qui reprennent le mot d’ordre révolutionnaire « omnia sunt communia ».
Avec son dessin au trait fin rehaussé de lavis, Éric Liberge propose des planches réalistes et extrêmement fouillées, avec une minutie dans la représentation des visages, des décors et des costumes. Le dessin n’édulcore pas la violence des acteurs, qu’elle soit commise par les paysans ou par les soldats des princes : il faut dire que c’est cette violence qui, avec la nouveauté du message social, a fait entrer la guerre des paysans dans la mémoire collective allemande. Liberge convoque dans son dessin l’imaginaire de l’époque : il transcrit en images l’enfer promis par un prêtre à des paysans, glisse de la fête de village joyeuse à la danse macabre pour annoncer le destin funeste des insurgés, et revisite le mythe de la sorcière pour décrire Dorothéa, l’ancienne nonne dont s’entiche le héros. Ces planches renforcent la plongée du lecteur dans l’univers mental de cette époque marqué par le millénarisme. Les scènes de concupiscence de la cour romaine, si elles ne sont pas sans intérêt narratif, apparaissent en revanche un peu trop faciles pour être convaincantes.
Album très bien documenté, La Guerre des paysans rappelle à juste titre que la Réforme, loin de se limiter à un schisme religieux, fut un mouvement protéiforme porteur d’espoirs de transformation sociale pour certaines catégories populaires du Saint-Empire. En s’appuyant sur les princes pour mater la révolte populaire, Luther a privilégié le maintien de l’ordre social. La mémoire du message égalitaire prônée par les anabaptistes demeure cependant une source d’inspiration encore aujourd’hui.
Toutes les images (c) Mordillat / Liberge / Futuropolis
La Guerre des paysans. Gérard Mordillat (scénario). Eric Liberge (dessin). Futuropolis. 120 pages. 22 euros.
Les neuf premières planches :