A travers Visages – Ceux que nous sommes, l’Europe des deux guerres mondiales puis les prémices de l’unité
Tout au long de l’année 2023, sortiront les quatre volumes de la série Visages – Ceux que nous sommes, une saga familiale entre la France, l’Allemagne et l’Irlande, du début du XXe siècle jusqu’aux années 1950. Une tranche d’Histoire mise en récit par Nathalie Ponsard-Gutknecht, Miceal Beausang-O’Griafa et Aurélien Morinière, qui traverse les déchirements de l’Europe pendant la première moitié du XXe siècle avant de conclure sur les prémices de l’unité. Pour en savoir plus, Cases d’Histoire a interrogé les scénaristes de la série.
Cases d’Histoire : Est-ce que vous pouvez résumer l’histoire de Visages – Ceux que nous sommes en quelques mots ?
Miceal Beausang-O’Griafa : La porte d’entrée de cette histoire, c’est un jeune garçon prénommé Georg, qui est dans un orphelinat. Il va cambrioler le bureau de la mère supérieure pour savoir qui il est. Il va découvrir que sa mère Liselotte est austro-allemande et son père Louis français. Le jeune garçon est né en 1919 d’un poilu et d’une photographe infirmière. Il s’enfuit pour rechercher ses origines, en ayant une certaine haine de son père. Et on va suivre tous ces personnages principaux, et d’autres encore, sur plus de 30 ans. C’est une série qui a pour thématique principale l’identité.
Nathalie Ponsard-Gutknecht : A travers cette saga familiale, on a aussi voulu montrer qu’il n’y a pas qu’une seule vérité et que la haine vient souvent de l’incompréhension. C’est beaucoup ce qui s’est passé dans la première moitié du XXe siècle entre les différents pays européens et notamment la France et l’Allemagne.
CdH : Le premier tome se déroule en grande partie pendant la Première Guerre mondiale avec des allusions aux différentes régions françaises Bretagne, Alsace, Pays basque, etc, qui étaient plus caractérisées à l’époque. Pourquoi ? Pour montrer que le conflit a permis un énorme brassage de population ?
MBO : Oui, c’est cette idée là. Il ne faut pas oublier qu’en 1914, il y a des Bretons qui sont partis au front en ne parlant que breton. Et puis il y a la mixité sociale également. Pour moi c’est la solution à bien des problèmes. Dans les tranchées, ils avaient leurs particularités et en même temps un sort commun qui imposait de s’entraider.
CdH : Le personnage de Louis Kerbraz est surnommé “L’immortel” par la revue Le Miroir. C’est un fait réel pour d’autres soldats ?
MBO : Louis est quelqu’un de courageux et il a tendance à passer entre les balles. Liselotte a également une sorte d’identité légendaire puisqu’elle est surnommée l’Ange des tranchées, parce qu’elle immortalise les soldats allemands avec ses portraits photographiques.
NPG : On n’a pas retrouvé ça dans les journaux, comme on l’imagine dans l’album. Mais on a lu énormément de lettres de poilus. Beaucoup. Et ils se donnaient des noms entre eux, dans les correspondances.
CdH : Il y a un élément important dans ce récit, c’est la présence de l’Irlande, des Celtes. Pourquoi ?
MBO : On a tous les deux des noms à rallonge qui trahissent nos liens avec diverses cultures. Nathalie a épousé un Allemand et ses enfants sont donc franco-allemands. Quant à moi, je suis né en France, mais de mère chilienne et de père irlandais (et ma fille est moitié corse). La question de l’identité est donc très importante pour nous. L’Irlande occupe évidemment pour moi une place majeure. Et ça se traduit forcément dans la série. Il y a une prison très connue en Irlande, qui s’appelle Kilmainham, qui est maintenant un musée. Et c’est là où ont été exécutés les insurgés de Pâques 1916. Dans la série, il y a un événement lié à cette prison qui n’a jamais eu lieu, c’est une évasion. C’est mon fantasme d’Irlandais : “si seulement ça avait pu se faire…”.
CdH : Dans le tome 3, on voit quelque chose d’intéressant : les manœuvres nazies pendant la Seconde Guerre mondiale pour que l’Irlande se détache du Royaume Uni. Avec notamment des émissions radio en Gaëlique.
MBO : C’est un aspect méconnu. Les émissions radiophoniques faites par des Allemands en gaëlique sont totalement authentiques. Il y avait une volonté de propagande. Les Irlandais se sont réveillés tard. Ils ont d’abord pensé que les ennemis de leurs ennemis (les Anglais) étaient leurs amis, sans faire de différence entre les Allemands et les nazis. A partir de la Bataille d’Angleterre, ça change. Il y a beaucoup de pilotes irlandais qui participent aux combats contre la Luftwaffe.
CdH : On voit dans les trois premiers albums, notamment dans le tome 3 avec le personnage de Von Linden, qu’on peut essayer de garder une certaine humanité même au cœur de la barbarie.
NPG : Dans la famille de mon mari, j’ai rencontré des gens qui m’ont parlé de leur expérience de guerre, et qui étaient comme ça. Ce personnage recoupe beaucoup de témoignages que j’ai reçus autour de moi. Von Linden est dans la Wehrmacht, il n’est pas nazi.
CdH : Le 3e tome parle des camps d’extermination, mais s’intéresse plus à la façon dont tout cela était connu que le fonctionnement lui-même.
NPG : Il y a plein de gens qui ont cherché la vérité. Liselotte incarne toutes ces personnes qui ont enquêté sur les camps à l’époque. Dans les gens qui m’ont parlé, bon nombre d’entre eux savaient qu’il se passait quelque chose. Pas dans le détail, mais ils savaient bien que les gens qui entraient ne sortaient pas. Mais il y avait un degré d’atrocité impensable.
CdH : Dans la série il y a beaucoup de Une de presse de l’époque. Pourquoi avoir voulu autant montrer ces documents ?
NPG : Une Une de journal, c’est assez emblématique de ce qu’on veut communiquer et comment on le fait. Dans la série, il y a beaucoup de dialogue, d’action, et je trouvais que ce genre de visuel apportait une information supplémentaire. On a essayé de communiquer sur différents supports. Le fait que Liselotte soit journaliste appuie la démarche. Plus loin, on passe à la radio.
CdH : Toujours dans la documentation, on sent que certaines vues proviennent de photos réelles.
MBO : Oui, pour les décors, on s’est pas mal inspiré de prises de vue réelles. Avec Nathalie, on avait coutume de fournir à Aurélien un découpage visuel fait de croquis et de collages de photos. Il avait à sa disposition les vues des lieux visités.
NPG : C’était important pour moi, par moment, d’avoir telle vue précise d’un lieu, car à travers ça, je voulais dire quelque chose. Donc il fallait qu’Aurélien respecte le choix du cadrage de la photo pour ne pas perdre l’intention que j’y mettais.
CdH : Dans les albums, il y a une multitude d’anecdotes réelles, de citations. Comment vous vous y êtes pris pour les dénicher ?
NPG : Pour le premier tome, c’est surtout dans les lettres des poilus.
MBO : Dans les périodes plus tardives, le son a beaucoup joué. Et puis les films, comme ce documentaire de Jérôme Prieur, Ma Vie dans l’Allemagne d’Hitler, qui reprend des films tournés par les Allemands pendant les années 1930 et qui montrent leur vie quotidienne.
CdH : La vie quotidienne justement, est beaucoup montrée dans la série, que ce soit dans le Paris occupé ou même dans les tranchées (les corvées, la chasse aux rats, l’artisanat, le vocabulaire, etc). C’était important d’introduire ces informations là ?
NPG : Oui, parce que la vérité dont je parlais tout à l’heure, elle passe par ces petits moments là qui peuvent paraître insignifiants. Mais ça permet peut-être d’avoir un autre regard sur les choses.
CdH : Comment est-ce vous avez travaillé à quatre ou six mains ?
MBO : J’avais déjà fait de la coécriture, mais jamais comme ça. Cette BD, elle est née de trois personnalités très différentes, très complémentaires.
NPG : Pour écrire le scénario, après avoir préparé le travail, avoir fait les recherches, on était tous les deux ensemble devant un écran. On confrontait nos idées. Et puis on écrivait. Moi, c’était ma première expérience en bande dessinée. Je suis graphiste de formation, et j’avais le sentiment d’être un peu enfermée dans les cases. On a donc travaillé sur des propositions de double pages un peu moins gaufrier. Et ça a permis à Aurélien d’apporter sa technique picturale pour le dessin. Il y avait beaucoup d’aller-retours où chacun donnait son avis. On a vraiment travaillé à trois.
MBO : J’avais déjà publié avec Aurélien. Et je ne voyais que lui comme dessinateur, parce qu’il est aussi peintre. Il fait des grandes toiles symbolistes. Et on voulait que le traitement pictural de la série soit proche de son style en peinture (différent de ce qu’il fait en bande dessinée habituellement).
Visages – Ceux que nous sommes T1 Derrière les signes ennemis. Nathalie Ponsard-Gutknecht et Miceal Beausang-O’Griafa (scénario). Aurélien Morinière (dessin et couleurs). Glénat. 56 pages. 14,95 euros
Les 10 premières planches :