Alpha, la tragique odyssée des migrants
Les naufrages meurtriers se succèdent en Méditerranée, les morts se comptent maintenant en Unité Titanic (l’équivalent de deux Titanic a déjà disparu depuis le début 2015). Ce qui n’est qu’un élément de l’actualité est une constante de l’histoire récente de l’Afrique qui s’appauvrit, une histoire qui se réécrit sous d’autres cieux. Alpha publié l’an dernier chez Gallimard raconte ce qui arrive aux hommes et aux femmes qui décident de tenter leur chance coûte que coûte vers l’Europe.
Les auteurs préviennent d’entrée que le récit du voyage d’Alpha est une fiction, mais difficile d’y croire vraiment tant l’histoire est documentée. Les itinéraires, les détails des camps ou des villages, des bidonvilles, des voitures pourries, les portraits de passeurs ou de pauvres hères déglingués semblent sortis d’une série d’enquêtes de terrain. Tout sonne terriblement vrai. Les peurs indicibles, les inquiétudes ou les souffrances psychologiques endurées par Alpha sont retranscrites avec le même réalisme. Si nous ne voyons dans les reportages ou sous la plume des analystes que le résultat du périple, à savoir la mort ou le débarquement d’êtres misérables après un long séjour en mer, Barroux et Bassora ont le mérite de nous faire découvrir ce qui se passe avant ces instants capturés par nos télévisions. Les mois, les années qui précédent sont un condensé de l’histoire de l’homme africain. Les auteurs de l’album ne cherchent pas les causes de cet état de fait, ni les responsables, ils nous mettent sous les yeux les résultats de l’abandon de ces populations appauvries, malgré leur potentiel humain.
La lecture d’Alpha est l’occasion pour le lecteur occidental de comprendre la nature de cette émigration de la misère. Les obstacles à franchir sont monstrueux, dangereux. On voit, on sent la nécessité vitale qu’il y a pour le jeune Africain à quitter son pays et espérer avoir un peu plus que ce qu’il a grâce à son échoppe. Sa femme et son enfant sont déjà partis rejoindre une belle-sœur coiffeuse à Paris, mais il est sans nouvelles d’eux. L’unique moyen d’en avoir est de suivre la route qu’ils auraient pu suivre, mais celles-ci sont multiples, les imprévus empêchent toutes les certitudes. Le voyage commence avec des visites à l’ambassade de France pour obtenir un visa mais les conditions sont telles que rien n’est possible. La seule solution est de partir seul après avoir vendu les quelques biens qu’il possède. Chaque épisode du périple d’Alpha résonne comme une métaphore de l’histoire de l’Afrique. Mis en coupe réglée par les colons, ruinés par leurs dirigeants après les indépendances, les habitants pauvres sont à leur tour exploités sans pitié par un peu moins pauvre qu’eux ou plus débrouillard ou plus cynique. Parmi les pauvres, il y a encore plus pauvres, il y a les femmes et les enfants. Les femmes sans maris survivent en se prostituant et les enfants ne peuvent ni compter sur leurs parents ni sur les autres adultes pour les secourir.
Alpha aussi, comme les migrants de la télé, traverse la mer sur une coquille de noix. Cette traversée est longue, périlleuse. Des hommes tombent dans l’eau pour disparaître dans les vagues, il fait froid, nuit. Il faut lire ces pages pour approcher un peu l’état mental de ceux qui arrivent de l’autre côté. Ils ont survécu à tout, aux vagues meurtrières, aux brigands, aux maladies, à la pauvreté et au désespoir.
Barroux et Bessora ont réussi à faire de cette histoire singulière un archétype de toutes les histoires de pauvreté et d’espoir, quels que soient les continents ou la couleur de peau des protagonistes. Cet album fait penser aux récits laissés par les émigrés européens à leur arrivée à Ellis Island. Le parcours est le même, les émotions aussi. L’histoire recommence, dans un autre sens….
Le périple d’Alpha s’arrêtera à Paris, où il est arrêté par la police qui le met dans un avion. Après un aller de plusieurs mois, le voyage retour ne dure que quelques heures…
Alpha. Barroux et Bessora (scénario). Barroux (dessin). Gallimard. 128 pages. 20,90 €