Automne en baie de Somme, enquête parisienne, Art Nouveau et Belle Époque
Automne en baie de Somme n’est pas ce que son titre semble exprimer. L’allusion à cet endroit magnifique représente le premier chausse-trappe posé par Philippe Pelaez et Alexis Chabert. Enquête policière située essentiellement à Paris, exploration du milieu artistique et de la place de la femme dans la société de l’époque, l’album offre une belle plongée dans la capitale au tournant du XXe siècle, servie par un scénario de polar à tiroirs.
L’inspecteur Broyan, inspecteur de police taciturne et extrait sur ordre de son milieu naturel mène deux investigations en parallèle. Officiellement, il enquête sur la mort par empoisonnement d’un riche industriel, patron social qui a été retrouvé sur un bateau dans la Baie de Somme. Mais en douce, le policier cherche à comprendre les raisons de la mort de sa fille.
1896, l’époque n’est pas propice ni au femmes ni au monde ouvrier en fin de Révolution Industrielle. Les deux sont au centre du récit, les premières directement de part les personnages féminins omniprésents, le second en filigrane, en portrait en creux. Des narrations vont donc s’entrecroiser au fil des pages comme des mondes qui ne devraient pas se rencontrer : Axelle, jeune modèle dont s’arrachent (et s’amourachent) les peintres de l’époque, Marthe, femme de la victime, veuve opiniâtre, volontaire, bien décidée à défendre ses intérêts dans l’héritage de son mari. La trame policière va progressivement balayer les premières idées et va révéler davantage d’embûches en trompe-l’œil qu’on ne pourrait le penser. Déjà, comme annoncé plus haut, nous allons rapidement quitter la Baie de Somme pour la capitale. Plusieurs pistes vont être fouillées menant l’enquêteur dans plusieurs impasses. Ainsi, le cheminement du scénario nous emmène dans les pas du personnage central, des beaux quartiers haussmanniens des chefs d’industrie aux bas-fonds des Apaches ou des anarchistes près de la Butte Montmartre.
Les bassesses des “vautours” pour tenter de mettre la main sur l’empire industriel de la victime sont exposées plus en détails que la condition ouvrière. Cependant, la narration s’appuie également dans certaines cases sur les différents débats et courants de pensées politiques, idéologiques de la période. Ainsi, sans être un ouvrage pédagogique, le récit est donc contextualisé par petites touches. Il donne envie d’approfondir sur les aspects historiques abordés. Au final, pour notre plus grand plaisir, l’enquête n’est donc pas linéaire mais sinueuse à souhait et donc ingénieusement bien conçue pour nous guider à sa résolution qui, sans deus ex machina, est relativement surprenante.
Le dessin d’Alexis Chabert en couleurs directes captive dès les premières cases. Son trait réaliste et efficace permet d’identifier les nombreux personnages. La dominante bleue parachève l’unité d’ensemble. Mais la construction graphique ne se limite pas à ça. Tant historiquement que culturellement, le récit s’inscrit de plain-pied dans son époque. L’Art Nouveau est omniprésent. Axelle, l’égérie des peintres, nous permet de glisser un œil dans l’arrière décor, dans les coulisses de la création : le quotidien des modèles, les différences de classes entre artistes, les effets de mode dans la création.
Du coup, tel un exercice graphique oubapien, l’album propose, sur certaines planches, une mise en page qui rappelle l’Art nouveau et les autres courants artistiques du moment. Ainsi Hector Guimard éclaire plusieurs cases de son style si particulier. Des références de cadrages et de décors sont également des clins d’œil plus ou moins directs à Henri Gervex ou Jean Béraud. Mais c’est un autre artiste, Alfons Mucha, qui éclaire l’ensemble de l’album tant par son travail que sa participation en tant que personnage secondaire. La couverture et les pages d’introduction des trois parties qui compartimentent le récit sont un véritable hommage au peintre. *
De plus, les contraintes dans la composition se prolongent dans la symétrie et les figures géométriques (tendance Art déco), les jeux avec les couleurs où les chevelures se confondent avec un soleil couchant. En complément à la thématique de l’art au tournant du XXe siècle, la condition féminine à cette même époque est l’autre sujet prégnant de cet album : leurs situations juridique, économique, sociales et sociétale **. Deux des protagonistes sont en effet des femmes, l’une et l’autre quasiment aux antipodes de l’échelle sociale. Cependant rien de manichéen dans la situation proposée par Philippe Pelaez : ces deux femmes vont devoir lutter, chacune à leur manière pour atteindre leurs objectifs respectifs au prix de petits arrangements avec la morale. L’ensemble est complété par une troisième femme dans l’ombre, la fille de l’inspecteur, qui aborde la question de l’avortement.
Automne en Baie de Somme est un one-shot policier passionnant dans un contexte historique riche. Les sujets abordés sont vastes et ne débordent pas sur l’avancée du récit ; bien au contraire, ils le consolident. Cela donne envie d’avoir sous les yeux le premier volume d’une série.
* : Ces mêmes pages sont accompagnées d’extrait de textes de la femme de lettres Nelly Roussel (1878-1922).
** : “Automne en Baie de Somme […] est un plaidoyer pour la femme au tournant du XXe siècle : la femme allégorique symbolisant la République, la femme maternelle, prisonnière de son corps, la femme émancipée et dangereuse qui se bat avec ses propres armes” (Philippe Pelaez dans l’entretien du dossier de presse).
Automne en Baie de Somme. Philippe Pelaez (scénario). Alexis Chabert (dessin et couleurs). Grand Angle. 64 pages. 15,90 euros.
Les dix premières planches :