Whisky San : la tourbe à la conquête du pays du soleil levant
C’est à Hiroshima, en 1900, que Masataka Taketsuru, encore enfant, entend pour la première fois parler de whisky. Sans même y avoir goûté, il se met alors en tête d’en créer une déclinaison japonaise. Une ambition qui ne convient guère à son paternel, héritier d’une prestigieuse lignée de brasseurs de saké. Mais Masataka Taketsuru est têtu, et il va même jusqu’à défier sa famille pour partir en Écosse, où il étudie les secrets de la plus célèbre eau-de-vie de malt du monde. De retour au pays, il doit encore faire face à l’ambition de son ancien mentor devenu rival, Shinjiro Torii. C’est ce parcours incroyable et ce duel de titans que retracent Fabien Rodhain, Alcante et Alicia Grande dans Whisky San. Un album à déguster sans modération…
Cases d’Histoire : Cet album est-il né d’un intérêt ancien pour le whisky ?
Fabien Rodhain : C’était il y a presque dix ans. Nous étions en famille chez des amis à Jodoigne, en Belgique. Je commençais à peine à m’intéresser au whisky, qui fascinait mon épouse par un lien nostalgique avec feu son grand-père. Alors que pour ma part, j’en étais plutôt resté au tord-boyau que mes camarades mélangeaient avec du coca quelques décennies plus tôt… Bref, nos amis nous signalent qu’une dégustation aura lieu le samedi après-midi dans un minuscule village proche de chez eux. C’est là que, après moult breuvages classiquement écossais et irlandais, un représentant me demande si je veux goûter ses whiskies japonais. Amusé par ma stupéfaction – du genre « parce que les Japonais font du whisky ?!? » –, le type me conte, dans les grandes lignes, l’improbable histoire de deux Nippons qui, au début du XXe siècle, ont eu l’idée saugrenue de produire cette eau-de-vie occidentale dans l’empire du saké, boisson sacrée par excellence. Je vois défiler les images… Et si, pour une fois, je racontais une belle histoire humaine, hors de mes combats habituels, écologiques et sociétaux ?
Alcante : Fabien m’a contacté en avril 2020 pour me proposer une nouvelle collaboration. A l’époque, je lui avais répondu que je devais malheureusement décliner, car j’avais déjà de nombreux projets en cours. De plus, c’était le début du confinement, et je broyais du noir. Je pensais presque : « à quoi bon, on va quand même tous mourir… » ! Mais j’ai cependant accepté de jeter un œil sur son premier jet… Et la magie a opéré. J’ai été immédiatement séduit par ce récit. Un homme qui se bat envers et contre tout pour réaliser son rêve, une histoire d’amour, de magnifiques paysages, des cultures différentes qui se rencontrent… Et un petit signe du destin : le héros a passé sa jeunesse à Hiroshima, ville qui m’a marqué à tout jamais, et dont j’ai narré la tragédie dans La Bombe.
Alicia Grande : Après cette fameuse année 2020 où tout s’était arrêté, je me trouvais sans projet – j’avais décliné toutes les propositions qui m’avaient été faites –, au point de me demander si je devais poursuivre le dessin comme activité principale. Alors que j’avais décidé de jeter l’éponge, début 2021, j’ai reçu un email de Fabien me proposant Whisky San. Adorant la culture japonaise et lectrice passionnée de mangas depuis mon enfance, j’ai décidé de tenter ma chance, et d’essayer une fois encore. D’autant que cette histoire d’échecs et de persévérance du protagoniste résonnait en moi, de même que son voyage à la poursuite d’un rêve fou, avec tout ce que cela implique, bon comme mauvais ! De fait, c’est ce qui m’a encouragée à poursuivre le difficile mais beau métier de dessinatrice de bande dessinée.
Quelles relations entretenez-vous avec l’univers du whisky ?
Fabien Rodhain : J’apprécie, sans être un très grand connaisseur. J’ai du mal avec les whiskies fort tourbés, n’en déplaise à Masataka ! J’aime particulièrement la production japonaise des deux personnages que nous évoquons dans le livre (les marques Nikka et Suntory), mais aussi des whiskies écossais (Jura…) et, surtout, de plus en plus de whiskies français qui non seulement sont excellents, mais sont souvent certifiés bio, comme dans ma région la gamme du Domaine des Hautes-Glaces ou encore le Séquoia de la Distillerie du Vercors.
Alcante : Honnêtement, strictement aucune ou quasiment. Hormis quelques whisky-cocas bus en soirée quand j’étais jeune, mon expérience se limitait juste à avoir goûté un whisky en Écosse lors de vacances d’été il y a quelques années. J’insiste donc sur le fait que cette histoire n’est pas du tout réservée aux seuls amateurs de whisky ! Je savais cependant qu’il existait du whisky japonais, car j’avais vu l’excellent Lost in translation, avec Bill Murray et Scarlett Johansson, dans lequel Murray joue le rôle d’un acteur en train de tourner une publicité pour du whisky japonais.
Alicia Grande : La relation que j’avais avec l’univers du whisky – avant cette immersion à travers du scénario de Fabien et Didier – était surtout liée à mon père. Il adore l’Écosse et son whisky !
Cette volonté de deux distillateurs japonais de créer un whisky en-dehors de sa région d’origine constitue-t-elle à l’époque un exemple unique ?
Fabien Rodhain : Il est vrai qu’à l’époque, le whisky n’était produit qu’en Écosse, en Irlande, et aux États-Unis – de manière assez logique en tant qu’ancienne colonie anglaise (et sous le nom de whiskey). Il a fallu à nos deux créateurs une abnégation hors du commun pour convaincre leurs compatriotes qu’ils pouvaient produire du whisky de qualité ; et c’est sans doute ce qui a fait la différence ! Rita, l’épouse écossaise de Masataka, a également joué un rôle primordial en soutenant inconditionnellement son mari dans sa folle quête. Mais il est à noter qu’aujourd’hui les destinations « exotiques » de production du whisky ne manquent plus : Taïwan, Inde, Brésil, Belgique, Allemagne, Suède, et bien sûr France (en Bretagne, Lorraine, Alsace…).
Alcante : Je suis allé me renseigner sur Internet pour voir ce qu’il en était. Et en effet, plusieurs pays « exotiques » ont développé leur propre industrie du whisky, et produisent des whiskies de renommée mondiale. On peut citer Taïwan avec la distillerie Kavalan, l’Inde avec des marques telles que Amrut et Paul John, l’Australie (Sullivan’s Cove), la Nouvelle-Zélande (The New Zealand Whisky Company), la Suède (Mackmyra), ou encore la Finlande (Kyrö Distillery Company). Comme quoi, le whisky est plus international qu’on ne le pense ! Il y a sans doute d’autres belles histoires à raconter, il faudra que j’en parle avec Fabien (rires) !
Alicia Grande : Je ne connais pas le panorama mondial du whisky, mais je constate grâce à mes camarades que beaucoup de pays ont lancé leur propre produit. Mais pour moi, ce qui est vraiment fascinant dans l’histoire de Masataka et Shinjiro est leur précocité. Ils sont des débutants dans un monde purement occidental, et même anglo-saxon, à une époque où le contact était plus compliqué. Avoir eu cette idée me parait incroyable et unique ; et aller au bout, dans un siècle plein d’agitation, me parait admirable.
Le parcours chaotique de Shinjiro Torii et Masataka Taketsuru montre qu’ils étaient non seulement concurrents dans la tentative de création du premier whisky japonais, mais qu’ils ont aussi dû faire face à une société hyper-conservatrice. Comment cette rivalité est-elle perçue et connue au Japon ?
Fabien Rodhain : Ils ont aussi et surtout dû faire face à l’incompréhension, voire aux moqueries de leurs compatriotes. Créer du whisky dans le pays du saké, boisson sacrée par excellence : sacrilège ! Ceci étant dit, imaginons qu’un jeune rêveur décide de créer un saké français au cœur des vignobles bourguignons, je ne suis pas certain qu’il serait mieux perçu…
Alcante : Au Japon, cette rivalité est généralement perçue comme partie intégrante de l’histoire du whisky dans le pays. Les Japonais reconnaissent le rôle important de Torii et Taketsuru dans la création et le développement de l’industrie du whisky japonais. Leurs contributions respectives sont souvent célébrées et honorées, et ils sont considérés comme des pionniers qui ont surmonté de nombreux défis pour établir le whisky japonais sur la scène mondiale. Le conservatisme auxquels ils ont été confrontés était notamment lié à la tradition et à la culture japonaise, où la consommation de boissons alcoolisées était souvent associée à des spiritueux traditionnels tels que le saké et le shochu. L’introduction du whisky a été initialement perçue comme quelque chose d’étranger mais, avec le temps, le whisky japonais a gagné en popularité et en reconnaissance, à la fois sur le plan national et international. Aujourd’hui, l’industrie du whisky japonais est florissante, et les produits japonais remportent régulièrement des prix prestigieux lors des compétitions internationales. La rivalité entre Torii et Taketsuru est souvent évoquée comme une partie cruciale de cette histoire. Elle souligne la détermination et la passion nécessaires pour introduire une nouvelle tradition dans un contexte culturel établi. La vie de Masataka Taketsuru et de sa femme Rita a d’ailleurs inspiré une série télévisée japonaise intitulée Massan. Elle a eu un énorme succès au Japon, avec 150 épisodes courts diffusés à partir de 2014.
Alicia Grande : Je crois qu’ils constituent tous les deux un exemple parfait de l’histoire récente du Japon, un pays qui s’est ouvert à l’Occident, tout en conférant distinction et caractère japonais à son produit, en l’occurrence le whisky. Malgré son hyper-conservatisme, la société japonaise apprécie la persévérance et le dévouement dans le travail. Par ailleurs, les deux entreprises – Nikka et Suntory – ont permis de situer le Japon sur le planisphère mondial du whisky. C’était un univers lointain et étranger, dans lequel il a su se faire une place grâce à Shinjiro Torii et Masataka Taketsuru.
Whisky San est aussi une ode à l’abnégation. De quelle manière cette abnégation résonne-t-elle en vous ?
Fabien Rodhain : Cette histoire m’est directement apparue comme une métaphore d’une certaine mentalité japonaise : s’intéresser, puis imiter avant d’améliorer, et enfin exceller. C’est peut-être un tantinet caricatural, mais à l’échelle de ma petite vie, c’est ce que j’ai eu l’impression de voir dans de multiples domaines, dont l’automobile. Quand j’étais gamin, on se moquait des voitures japonaises. Aujourd’hui, le numéro un mondial est… Toyota ! L’abnégation est peut-être un point commun à de nombreux créateurs et créatrices mais, à vrai dire, ce n’est pas cet aspect qui me passionne le plus dans cette histoire. Par exemple, je n’aurai jamais envie de raconter l’histoire du fondateur d’Amazon… Je trouve une certaine démarche artistique et poétique dans cette volonté de créer le premier whisky
japonais de qualité ; enfin surtout pour Masataka Taketsuru, puisque Shinjiro Torii était davantage un entrepreneur dans l’âme.
Alcante : Pour moi, c’est ce qui fait l’attrait de Whisky San. Au-delà d’un succès commercial, c’est une histoire vraiment feel good grâce à cet aspect. Une bonne histoire, c’est avant tout un récit où le personnage principal affronte des obstacles et les surmonte. Et c’est peu dire que Masataka Taketsuru a rencontré des obstacles ! Il a dû faire face à la pression familiale qui voulait qu’il devienne producteur de saké, aux traditions qui jugeaient d’un très mauvais œil ce qui ne venait pas du Japon. Puis il a dû s’exiler pendant plusieurs années pour aller étudier la distillerie en Écosse. Il faut se rendre compte de la difficulté d’une telle entreprise, à l’époque où il n’y avait ni traduction automatique, ni réseaux sociaux pour rester en contact avec ses proches. En Écosse, il a dû surmonter les préjugés raciaux et l’obstacle de la langue, apprendre à vivre dans une toute autre culture ; et passer des sushis à la panse de mouton farcie, ce n’est pas rien… Une fois de retour au Japon, il a dû se battre pour lancer son produit, subir la Seconde Guerre mondiale qui a failli ruiner son business… Il a relevé tous ces challenges les uns après les autres, et a fini par réaliser son rêve : produire un whisky japonais de réputation mondiale. Je pense que tout le monde est sensible aux histoires d’underdogs qui réussissent envers et contre tout, et se battent pour réaliser leurs rêves. C’est – réellement – une très belle histoire. Et les dessins d’Alicia et les couleurs de Tanja sont en parfait accord avec le ton et l’ambiance de ce récit.
Alicia Grande : Le parcours de Masataka Taketsuru résonnait avec mon chemin en tant que dessinatrice. Je pense que son histoire est similaire à celle de beaucoup de créateurs et de créatrices qui doivent faire face à un entourage qui est plutôt opposé à ce choix de vie, ou qui ne voit pas ce métier comme quelque chose de sérieux. Persévérer dans une monde artistique implique un régime de marathonien, avec une succession de moments d’abnégation, de victoires, et d’échecs. À part auprès des créateurs et des créatrices, je suis sûre que l’historie de Masataka Taketsuru résonnera en générale à cause de son caractère humain.
Où en est aujourd’hui le whisky japonais ? Est-il considéré au même titre que ses concurrents écossais et irlandais ?
Fabien Rodhain : Au grand dam des Écossais et des Irlandais, d’aucuns placent le whisky japonais au même niveau, voire au-dessus ! Ils ont raflé tant de titres mondiaux depuis 2007, où nous avons placé le départ de notre histoire…
Alcante : Je suis loin d’être un expert, mais il me semble que le whisky japonais jouit aujourd’hui d’une reconnaissance mondiale croissante. Comme le dit Fabien, il est considéré comme étant au même niveau que les whiskies écossais et irlandais, voire même supérieur dans certains cas, par de nombreux amateurs de whisky et experts de l’industrie. Ils ont remporté des prix prestigieux lors de compétitions internationales.
Alicia Grande : Pour répondre à cette question, je vais vous raconter une anecdote personnelle. Lorsque j’ai commencé à dessiner cet album, j’ai raconté l’histoire de Masataka Taketsuru à mon père. Je suis même allée lui acheter une bouteille en cadeau, afin qu’il puisse le tester (et moi aussi !). J’ai eu une conversation fascinante avec le caviste, qui m’a dit que le whisky japonaise avait beaucoup gagné en popularité durant ces dernières années. Curieusement, le whisky japonais lui avait même amené une
clientèle féminine ! Dans une monde traditionnellement masculin, il était surpris de trouver de plus en plus femmes intéressés par le whisky ; enfin en tout cas par le whisky nippon !
Whisky San. Fabien Rodhain et Alcante (scénario). Alicia Grande (dessin). Grand Angle. 136
pages. 24,90 euros
Les cinq premières planches :