Aux Soirs de grande ardeur, méga-feu et embrasement des coeurs au Néolithique

Une bande dessinée qui se déroule au Néolithique, voilà qui est plutôt rare. Avec Aux Soirs de grande ardeur, Nicolas Puzenat fait le pari de situer son intrigue pendant une époque difficile en terme de documentation. Pari réussi avec ce récit qui a pour toile de fond un embryon de société urbaine, menacé par un gigantesque incendie. Entretien avec un auteur passionné par la parole des préhistoriens.
Cases d’Histoire : Nicolas Puzenat, de quoi parle cet album ?
Nicolas Puzenat : C’est d’abord une époque, la fin du néolithique, c’est-à-dire il y a environ 7000 ans, au sud-est de l’Europe. Mais ce n’est pas du tout un traité d’histoire. J’ai voulu placer mon aventure à ce moment-là parce que c’est un moment de transition très fort dans l’histoire de l’humanité, le passage du nomadisme à la sédentarité et toutes ses conséquences. C’est quelque chose de vraiment incroyable. Et dans ce moment-là, j’invente Miril, une cité néolithique au cœur de la forêt. Avec déjà sa hiérarchie et tout son monde. C’est vraiment la création d’un petit monde.
Et dans ce petit monde, il y a Manakor, une servante qui est l’héroïne du livre. Elle est amoureuse de son maître, bien qu’il ne soit pas très attrayant aux yeux du lecteur. Il n’est ni très beau ni très agréable, mais en tout cas, elle a envie de vivre un vrai amour, au contraire de sa grand-mère, qui lui donne des conseils pour monter dans la hiérarchie sociale, en tout cas, s’établir. Voilà, cet album c’est l’histoire de cette jeune servante dans ce monde néolithique.
Il y a pas mal d’éléments fantastiques dans l’histoire, mais quand même, on sent que cette période est bien précise (c’est d’ailleurs indiqué dans l’album). Comment est-ce qu’on montre cette réalité préhistorique ?
Il faut que ce soit vraisemblable, parce que, une fois de plus, ce n’est pas du tout un manuel d’archéologie. Mais évidemment, j’aime lire et écouter les préhistoriens. Ça me passionne. Jean Guilaine, Jean-Paul Demoule, qui sont des super spécialistes de ces époques, en parlent très bien, donc ça m’influence. Moi je vais vous montrer un monde assez vraisemblable. Donc c’est une cité. Bon, elle a déjà des remparts, quand même. Il y a déjà des habitations qui semblent plutôt en terre, en bois. Il y a un peu de pierre, mais pas tant que ça. Il y a une statuaire, il y a des armes qui sont plutôt des armes en pierre, mais au néolithique, le métal, c’est du cuivre et de l’or, il n’y a rien d’autre. Et ils mangent ce qu’on mangeait à l’époque. Alors ils ont des animaux d’élevage, quand même, parce que la domestication est déjà bien avancée, sauf le cheval, qu’ils utilisent plutôt pour manger que pour se déplacer.
Voilà, des choses comme ça qui pourraient entrer dans la vraisemblance d’un monde tel qu’il était peut-être à cette époque-là. Mais il n’y a pas de traces historiques, il n’y a pas de textes, donc ce sont des conjectures et des interprétations, des théories, notamment sur la religion.
Et en ce qui concerne les vêtements ?
Oui, il y a des choses, très peu, parce que c’est organique, donc ça se conserve très mal, mais il y a le fameux Ötzi, dont on a retrouvé les vêtements. Il a quelques éléments pour se couvrir, donc dans le livre, les personnages sont plutôt couverts de peaux. Ils ont un peu de tissu aussi, parce qu’il y en avait déjà. Ils ont du cuir, évidemment, c’est assez simple, avec la couture rudimentaire qui existait déjà à l’époque. Ils ont aussi une cuisine, des poteries, parce que le maître de Manakor est un cuisinier, donc ils ont déjà tout un art de la cuisine. Evidemment, le feu est totalement maîtrisé.

Ce qu’on voit apparaître aussi, ce sont des regroupements humains, des villages, des petites villes. Et donc une vie en commun. Il faut se positionner les uns par rapport aux autres, une hiérarchie se crée. C’est quelque chose qui vous intéresse particulièrement ?
Oui, oui, parce qu’en fait cette transition néolithique, cette révolution, c’est justement ça, c’est que le fait de vivre non plus dans petites communautés mais dans des communautés élargies, implique au fil du temps la création de hiérarchies, la création de spécialisations sociales. On le voit dans mon histoire, mais c’est quelque chose d’assez naturel, il y a la caste des prêtresses, ce sont des femmes d’ailleurs, il y a les dominants, il y a le Rham et ses fonctionnaires, il y a les esclaves, les ouvriers, les artisans, donc une hiérarchie déjà bien en place avec des trésors à préserver de la convoitise d’autrui, des réserves. Il faut se méfier de ceux qui sont autour de la cité, les nomades, qui dans l’album, sont toujours prêts à voler, à piller.
C’est un monde dur, un monde difficile, peut-être d’autant plus difficile qu’il y a plus de naissances, donc il faut nourrir tout le monde. Il y a aussi l’apparition des maladies, c’est à peine évoqué dans mon bouquin, mais il y a une nomade qui parle d’une cité qu’elle a vue s’effondrer, sans doute des suites d’une épidémie, à cause de la proximité entre l’homme et l’animal.
Il y a la ville évidemment, avec la société dans la ville, mais il y a aussi la nature qui a une grande place dans l’album. Qu’est-ce qu’on sait de la nature néolithique et comment est-ce qu’on la dessine ?
Ce que j’ai cru en comprendre, c’est que, dès le paléolithique, les humains façonnent un peu leur environnement. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, mais dans mon récit, il y a des espaces qui ont été aménagés de culture autour de la ville. Mais après il y a la forêt, une grande forêt, et c’est le domaine de l’inconnu, c’est le domaine des nomades. Et c’est vrai qu’à l’époque, les forêts étaient encore gigantesques. J’aime bien dessiner des arbres, des troncs d’arbres, c’est un plaisir graphique, et puis mettre le feu à tout ça, c’est le pied.

J’en profite pour parler des couleurs et du dessin, qui sont très beaux. Vous travaillez en numérique.
Depuis le début, j’ai fait ce choix. C’est un outil qu’on utilise plus ou moins bien. En restant 3 secondes dessus et en ne faisant que des aplats, ça ne va pas être bon. Ça m’a pris du temps, des années. Maintenant, je me sens bien avec cet outil. Ça reste du travail à la main. Sauf que ce n’est pas un stylo avec du papier. C’est un stylet avec une surface interactive. Et puis Je sais que je vais bouger beaucoup dans l’avenir. Avec ma grande Wacom, je vais pouvoir transporter facilement tout un atelier.
Pour en revenir à l’album, Le choix d’une nature méditerranéenne, c’est parce que ça serait plus logique pour le feu ?
Oui, c’est par rapport à ça. C’est le sud-est de l’Europe, je ne voulais pas dire exactement où, ça n’a pas d’importance, mais oui, c’est plutôt une forêt un petit peu plus sèche, plus prompte à vivre un méga-feu comme ce qu’on connaît maintenant.
Dans votre esprit, le récit se situe dans un endroit précis ?
Non, c’est une région assez vague, ça pourrait être la Croatie, ça pourrait être plus à l’Est, pas très loin de la mer Méditerranée, mais pas non plus au bord de la mer, puisqu’il y a un lac dans l’histoire. Non, ce n’est pas du tout déterminé, je ne préfère pas. Je ne voulais pas que le lecteur ait trop d’attentes dans une vérité archéologique qui serait un piège, ce n’est pas du tout l’objet du livre.

Il y a aussi une grande place faite aux croyances, de toutes sortes, et avec un traitement parfois un peu fantastique. Et il y a aussi une insistance sur les liens familiaux qui sont très importants.
La thématique religieuse, c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé, c’est tellement fabuleux le phénomène religieux, la capacité de croyance de l’être humain, la capacité de prendre pour réel ce qui est totalement imaginaire et arbitraire. Les habitants de Miril sont persuadés que leur esprit est occupé en partie par un chuchoteur, un ancêtre décédé, enfant ou vieillard, leur mère ou leur père. Quand on y pense, c’est assez cauchemardesque, d’imaginer qu’un jour ma grand-mère pourrait avoir accès à toutes mes pensées, et émettre des jugements, ce serait vraiment horrible. Alors ils vivent quand même avec ça, bon an mal an. C’est une croyance mais qui correspond sans doute à une croyance forte dans l’humanité, le culte des ancêtres.
C’est quelque chose qui a probablement été primordial et très ancien. De même que les nomades croient en un dieu créateur qui vit sous terre, qui fait surgir la vie, les animaux, les plantes, depuis les grottes. Un de ces mythes originels peut-être à l’oeuvre dans les peintures rupestres, pourquoi pas Chauvet, Lascaux. Il y a plein d’hypothèses autour des religions et des mythes paléolithiques qui ont continué d’essaimer au fil du Néolithique jusqu’à aujourd’hui.
Et pour revenir au sujet des chuchoteurs, c’était aussi une façon de montrer quelque chose d’important : l’influence de nos parents, de nos grands-parents, de notre famille, de toute notre généalogie dans les choix que l’on fait dans la vie. Le poids de ces croyances familiales, de ces mythes familiaux, qui font que parfois, on ne vit pas la vie qu’on voudrait vraiment vivre.
C’est le cas de Manakor. Elle est un peu sous la férule de sa grand-mère, qui la porte à faire des choses qui ne sont pas forcément ce qu’elle voudrait faire, ou pas de cette façon-là. A la fin, on se rend compte que ce n’est peut-être pas aussi évident. C’est une fin où les choses se retournent.

Avec cette hiérarchisation de la société, il y a l’apparition d’une élite. Il y a une scène où toute l’élite est là, en train de discuter entre elle. En plus, ce n’est pas anodin, parce que ça a une grande importance sur la fin, sur la fuite, et comment se déroule la fuite, et pourquoi le roi, le Rham, ne part pas tout de suite.
Tous les personnages sont un petit peu ridicules. C’est un ouvrage que j’ai voulu léger aussi. Ce n’est pas une tragédie, il y a pas mal d’humour, dans la relation des personnages avec leurs ancêtres par exemple, qui est plutôt conflictuelle. Le roi est un drôle de lascar, qui est obsédé par la cupidité, influencé par sa tante. Donc, ils ont tous des intérêts qui les portent à finalement se tromper. En tout cas, dans un premier temps, face au feu, ils ne réagissent pas bien, c’est lent. C’est très lent, parce qu’il faut préserver soit les biens acquis, qu’il est hors de question de partir en laissant les beaux meubles, soit parce que leur croyance religieuse leur fait croire que les ancêtres vont les protéger. Dans les deux cas, ils se trompent, ils finissent quand même par être obligés de partir, un peu dans la précipitation, et ça ne se passe pas très bien.

Effectivement, à la fin, il y a un retournement, puisque, une fois qu’il sort de son palais, le roi est nu, comme on dit. Et là, on peut très bien le trahir, parce qu’on voit que le feu arrive.
Oui, d’ailleurs, ça me fait penser à une pièce de Marivaux, L’Île aux esclaves, à laquelle je n’ai pas du tout pensé en écrivant le livre, mais c’est une île où les rôles s’inversent. Le maître devient esclave, l’esclave devient le maître, et c’est vrai que dès qu’on sort de la ville, dès qu’on sort de cette organisation sociale consentie, tout s’effondre dans la hiérarchie.
C’est plutôt un bien pour ceux qui sont dominés, Manakor, éventuellement son maître, qui lui-même est un servant. C’est plutôt une catastrophe pour l’élite. Mais l’élite, elle a toujours du ressort, puisque le roi survit. Il a toujours un tour dans son sac. Et puis il y a cette obsession des biens matériels qui sans doute a dû apparaître assez tôt, à la fin du paléolithique, dans les objets qui pouvaient être précieux. Par exemple les haches d’apparat (ces haches polies qui nécessitaient des centaines d’heures de travail et qui étaient des objets de luxe), les pierres précieuses, l’or, les métaux, ont rapidement été vus comme des objets exceptionnels qui pouvaient être les ornements d’une élite. On le trouve très vite dans les espaces funéraires.
On voit que c’était hyper important, tous ces petits objets. Les coquillages, aujourd’hui ça semble banal, mais un collier de coquillages qui venait de 3000 kilomètres, c’était important. Dans cette histoire, ils sont un peu obsédés par les biens matériels, les biens de luxe.

Dès le départ, il y a cette menace de l’incendie. On sent qu’il y a quelque chose, il y a de la fumée, il y a quelque chose au loin, mais l’origine de cet incendie est laissée dans le flou. Est-ce que c’est naturel, ce qui voudrait peut-être dire que c’est un châtiment divin ? Ou sont-ce les pillards, les nomades, qui ont mis le feu exprès et qui sont donc aux portes de la ville ?
Evidemment, c’est mieux de laisser ce doute là. Oui, je n’ai pas voulu éclaircir. En fait, pour moi, c’est vraiment la force de la nature qui va complètement rebattre les cartes, à tout moment, de l’histoire humaine. Même maintenant, il peut y avoir une météorite, ce n’est pas exclu, qui bouleverse tout, ou la multiplication de méga-feux qui mettent vraiment en danger nos vies. Tout peut arriver, on est des petites choses, et malgré l’arrogance de l’humanité, elle reste extrêmement fragile. Au Néolithique comme aujourd’hui.
C’est sûr que ce feu, il est suggéré que ce sont les nomades qui l’ont mis. Peut-être pour détruire ce nouveau monde qui leur déplait. Peut-être est-ce le dieu des nomades. Mais peut-être que c’est tout simplement un feu naturel. Tout bêtement.

Ce feu prend des proportions incroyables, incontrôlables. On en revient même à se demander est-ce que ce n’est pas plus qu’un feu ? Est-ce que ce n’est pas le symbole de quelque chose ? Ce feu qui détruit tout, qui est presque une métaphore ?
Les feux gigantesques, ils sont vraiment inarrêtables. Tant qu’il y a du combustible et du vent, ça ne s’arrête pas. Dans mon histoire, c’est comme ça. C’est un feu qui n’a pas de raison de s’arrêter. Il ne pleut pas, il n’a pas de barrière naturelle, il y a des arbres. Il va continuer jusqu’à ce qu’il trouve s’interrompre lui-même. Ce sont des feux qui s’autogénèrent. Les gigantesques feux sont capables de créer des conditions atmosphériques qui vont provoquer des éclairs plus loin pour en rallumer à un autre endroit. Il semble surnaturel, mais c’est cette puissance des éléments qui est complètement incroyable.
Vous n’avez pas eu la volonté de dire quelque chose à travers cet incendie qui est plausiblement incontrôlable ?
Le méga-feu, c’est une catastrophe imminente. J’ai toujours l’impression qu’on vit l’imminence d’une tragédie. D’ailleurs, il nous en arrive régulièrement. Il faut s’y attendre. Je suis prêt à ce que ça arrive. Je vis heureux, comme les personnages dans l’histoire vivent leur petite vie de façon assez légère. Après, ils s’adaptent. Ils survivent. A cause du feu, ils changent de mode de vie, deviennent nomades, une espèce de nomadisme forcé qui ne leur déplaît pas. Ils élèvent des chèvres, trouvent des plantes qui les rendent malades parfois. Ils se débrouillent. En attendant la tragédie suivante.
Dans la cité, il y a aussi un pouvoir religieux qui prend beaucoup de place. C’est un peu inquiétant ce pouvoir religieux.
Oui, c’est la caste des prêtresses qui organisent le culte des ancêtres, qui procèdent aux initiations des enfants pour qu’ils soient réceptifs aux voix de ces chuchoteurs. En insérant un termite dans l’oreille pour qu’il appelle un ancêtre en tambourinant sur la paroi du conduit auditif. J’ai toujours trouvé cauchemardesque l’image d’un insecte qui entre dans l’oreille. Ça ne ressort pas forcément. J’ai lu par exemple des gens qui ont des tiques qui s’agrippent dans l’oreille. Aujourd’hui, on peut les enlever mais avant, qu’est-ce qu’on faisait avec une tique plantée près du tympan ? C’est horrible. C’est terrible. Alors donc, oui, c’est une initiation un peu barbare. Bon, en même temps, ils s’en sortent. Ils finissent par faire sortir le termite. Mais c’est un peu traumatisant pour les enfants.

Là, on voit effectivement une caste religieuse qui essaye d’avoir du pouvoir, le plus de pouvoir possible. En même temps, ils y croient.
Les castes religieuses sont toujours probablement sincèrement croyantes. On pourrait appeler ça une forme de folie collective, quelle que soit la croyance, qui fait qu’on adhère à quelque chose de totalement imaginaire. Que ce soit le christianisme ou autre chose.
Dans l’album, dans les discussions entre les élites sur les causes de cet incendie, chacun balance un argument, une raison qui peut être complètement sortie du chapeau. Chacun a des arguments qui servent leurs intérêts et peuvent paraître complètement absurdes.
Oui, il y en a un seul qui dit qu’il faut fuir tout de suite, c’est le maître des bois. Celui qui organise les chasses, qui gère la forêt. Ou les alentours de la forêt. Et lui, il est au courant de la situation. C’est le seul qui est un peu raisonnable. Les autres essayent de gratter un peu plus de pouvoir en prétendant qu’ils ont raison.
La fin de l’album est plutôt optimiste.
Oui, complètement. De la destruction est née une nouvelle organisation sociale. Avec beaucoup moins de monde. C’est peut-être plus simple aussi. Il y a moins de hiérarchie, peut-être.

Des questions restent en suspens. On peut imaginer des choses pour la suite. Peut-être vont-ils repartir ?
Ils ont l’intention de repartir. De ne pas rester sur leur île. Elle veut retrouver son clan. Voir ce qu’ils sont devenus, chercher ses origines. Mais a priori, il n’y a pas de suite. C’est une histoire complète. Je travaille sur l’histoire suivante qui se déroule dans un futur proche. C’est pas du tout la même chose, même s’il y a des points communs.

Aux soirs de grande ardeur. Nicolas Puzenat (scénario, dessin et couleurs). Le Lombard. 112 pages. 20,45 euros.
Les huit premières planches :