Avec le manga Marie-Antoinette, le siècle des Lumières entre à Versailles
Déjà coéditeurs d’une série sur Versailles, les éditions Glénat et le château de Versailles s’associent de nouveau pour cette biographie de Marie-Antoinette à la saveur particulière. En effet, c’est à une mangaka qu’a été confiée la réalisation de cet album. Mais Fuyumi Soryo n’est pas une néophyte dans la représentation de l’Histoire européenne puisqu’elle est l’auteure de la très remarquée série Cesare, sur la vie de Cesare Borgia. Sa démarche, qui mêle épaisse bibliographie et conseil scientifique d’universitaires, est le gage d’un ouvrage rigoureux et ambitieux. Qu’en est-il pour ce Marie-Antoinette ?
La vie à Versailles et la fin de la monarchie absolue française fascinent depuis longtemps et bien au delà des frontières hexagonales, particulièrement au pays du soleil levant. De fait, la personne de Marie-Antoinette a été dès le départ l’objet de bien des fantasmes et des rêveries. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir la longue liste des ouvrages et des films qui lui ont été consacrés. De Stefan Zweig à Sofia Coppola, il y a presque autant de portraits de “l’Autrichienne” que d’œuvres de fiction. De plus, la personnalité du roi Louis XVI et de son épouse, se trouve à la convergence rare de courants historiographiques divers, biographiques aussi bien que structuralistes, entre ceux qui prônent l’importance du sujet ou ceux qui n’accordent d’intérêt qu’aux masses. Mais tous se sont penchés à un titre ou un autre sur le rôle, la personnalité et la responsabilité de Marie-Antoinette dans le processus révolutionnaire. Rien d’étonnant donc à ce que ce personnage, au parcours éminemment romanesque, ait attiré l’attention d’un auteur japonais. Le résultat en est un manga ambitieux fondé, comme l’indique le choix de l’éditeur Glénat, sur une reconstitution historique solide. Ce qui n’obère en rien sa dimension fictionnelle. Reste à en expliciter les orientations historiographiques et les spécificités narratives.
La conduite du récit : le parti pris de la focalisation externe
Le préambule fournit l’une des clefs narratives de l’album, avec la vision peu attendue, mais néanmoins dans l’air du temps, d’une Marie-Antoinette tournée vers les plaisirs simples de l’intimité familiale. Se trouve ainsi précocement posé l’un des fils directeurs d’une bande dessinée centrée sur la personne de la reine, à rebrousse poil de clichés persistants, nourris par des travaux parfois plus soucieux d’explications socio-économiques que d’analyses psychologiques. Les premières pages énoncent par ailleurs les données de l’équation : d’un côté, la légende noire venue tout droit des pamphlets antimonarchiques du XVIIIe siècle, de l’autre, une interprétation psychologisante contemporaine, très favorable à Marie-Antoinette. Cette évocation prend donc très vite le chemin d’une réhabilitation de la reine, aux allures de conte de fée, à peine voilé par l’évocation des drames à venir. Les premières pages avec la mention de la détestation et des calomnies dont fut victime Marie-Antoinette, contribuent ainsi à créer une mise en tension, renforcée par l’apparente irrésolution du roi, pris entre sa compréhension fine des problèmes et une modération qui alimente ses scrupules. L’introduction idyllique du récit sous-tend ainsi sa fin tragique.
Sautant les quatre chapitres du récit, nous abordons dès à présent l’épilogue, lui aussi riche d’enseignements. L’allusion annonciatrice des drames à venir renvoie à un schéma narratif subtilement téléologique : chacun connaît la fin de l’histoire, et l’auteur peut sans effort ménager quelques effets de dramatisation. Les éléments jouent un rôle équivalent (ainsi l’orage qui empêche le feu d’artifice le soir du mariage royal).
Décidément, le bonheur du couple ne pouvait pas ne pas être emporté par les aléas de l’histoire, avec laquelle le lecteur se trouve néanmoins amené à prendre ses distances. Comme à vouloir en ralentir le cours pourtant inéluctable. L’observateur averti, rendu méfiant par les adaptations antérieures, se surprend ainsi à s’interroger sur le dessein de l’auteur : œuvre romanesque, hagiographique ou réaliste ? La précision historique des faits présentés devient dans cette optique un enjeu capital qui pourra seul trancher cette interrogation.
C’est pourquoi la bibliographie retient toute l’attention du lecteur critique. D’un côté, on saluera sa variété et son étendue, tout en déplorant sa présentation minimaliste (ni l’année de publication ni l’éditeur ne sont précisés). Quoi qu’il en soit, cette bibliographie, en langue française et japonaise, à laquelle s’ajoutent quelques titres anglo-saxons, se veut la traduction d’une volonté scientifique : ce manga s’affirme résolument historique et archéologique. La place éminente tenue par les livres d’art et les ouvrages sur Versailles traduisent en outre combien le palais occupe une place d’importance jusqu’à apparaître comme le second héros de l’œuvre. L’observation des ouvrages cités, qui font le grand écart de Michelet et Soboul à Jean-Christian Petitfils, révèle, derrière un éclectisme de bon aloi, une réelle volonté d’objectivation. On pointera cependant l’importance de la vision d’Alexandre Maral et de Simone Bertière, et partant, la place des réinterprétations récentes sur le couple royal et sa vision du monde. Enfin, on peut s’interroger sur le nombre infime de sources directes citées (témoignages et mémoires d’époque).
Qu’en est-il au niveau artistique ? Allant dans le sens de la recherche de la véracité historique qu’énonce la bibliographie, on notera des détails qui fleurent bon l’authenticité : Louis-Auguste que l’on appelle par son titre (duc de) “Berry” comme ses frères “Provence” et “Artois” ; l’amitié qui lia rapidement les deux enfants Marie-Antoinette et le duc d’Artois ; Adélaïde de Noailles et son goût pour l’équitation ; les présentations d’éléments architecturaux ou décoratifs dument certifiés. On pourra aussi relever les multiples allusions à des œuvres d’art, tableaux, livres ou films (par exemple, la scène du repas pris côte à côte et directement tirée du film de Sofia Coppola). Ou au contraire les choix moins évidents en termes de représentation collective mais historiquement parfaitement fondés : ainsi Louis-Auguste est beau, svelte, distingué, ce qu’accrédite les portraits de l’époque. Enfin, l’album conserve les caractéristiques du manga, ce qui peut produire d’heureux effets : grands yeux bien à même de traduire l’émerveillement ou la peine de Marie-Antoinette, longues scènes de dialogue à l’arrière plan épuré qui rend plus intense le contact des personnages, case pleine page scandant la narration de véritables repères dont se trouve ainsi marquée l’importance, rupture de rythme paysagère mettant parfaitement en valeur le magnifique cadre versaillais. Enfin, si les signes iconiques propres au manga sont peu employés ici, il en va différemment des échanges rapides qui produisent des effets de fluidité, dynamisent la diégèse et renforce sa dimension romanesque, voire théâtrale, dans le sens d’une meilleure facilité de lecture.
La nécessité, le choc et le hasard
Le mariage de Marie-Antoinette et du dauphin repose d’abord sur une nécessité diplomatique. Le changement de politique étrangère préparé par le duc de Choiseul, qui tentait de mettre fin à plus de deux siècles d’affrontement entre les Bourbons et la maison de Habsbourg, ne faisait au demeurant que reprendre une tradition ancienne (le mariage de Louis XIV avec l’infante d’Espagne) qui sera reprise sous l’Empire (remariage de Napoléon avec Marie-Thérèse). Ce rappel permet de mesurer tout l’écart qui sépare la conception ancienne du mariage, conçu comme une association de deux individus destinée à donner un fondement économiques et social à la procréation. S’y ajoute ici le poids d’une responsabilité diplomatique, une union entre princes devant sceller l’alliance entre les peuples. Où l’on retrouve l’idée de Claude Lévi-Strauss sur l’échange des richesses dans les sociétés traditionnelles, incluant les biens, les informations et… les femmes.
Le résultat en est pour Marie-Antoinette, âgée de 14 ans, une rupture dans sa vie de jeune fille. On notera au passage que la perception d’une princesse-enfant présentée ici ressemble plus à nos propres conceptions contemporaines qu’à celle d’une époque attachée non à l’âge en tant que tel, mais au caractère nubile ou non des filles à marier. L’auteur insiste sur la plongée de la jeune princesse dans un univers hyper codifié et inconnu. Le choc de deux cultures de cours constitue ainsi un des principaux ressorts narratifs. La cour de Versailles, caractérisée par une étiquette complexe, organisée toute entière autour de la personne du monarque absolu, mais traversée de puissantes rivalités attachées aux moindres détails, parlera facilement aux jeunes lecteurs, en prise également avec un code social, qui, pour être moins raffiné, n’en demeure pas moins prégnant et riche en vexations de toute nature.
Enfin, l’auteur a fait le choix de mettre en exergue le poids du hasard au sujet d’une donnée trop souvent minorée, voire ignorée : celle de l’entente, inespérée et en rien recherchée, entre les deux époux. Alors que rien ne pouvait annoncer ce rapprochement entre deux êtres si spécifiques, l’un par son caractère, l’autre par ses origines et sa personnalité, la sincérité et l’ouverture d’esprit de l’un et de l’autre leur permirent de former un véritable couple au sens contemporain du mot.
Car le facteur sous-tendu par l’évocation des psychologies et du rapprochement des deux jeunes gens, est bien celui d’une relation de couple qui puise sa force à l’aune de l’intime d’abord, de l’attachement familial ensuite. La patience et le respect du jeune Louis-Auguste envers sa jeune épouse deviennent ainsi le reflet d’une qualité éloignée du machisme ambiant. Présentée par plusieurs historiens comme une réalité et non un anachronisme, ces facteurs de modernité pourraient expliquer la singularité, et partant les rejets, d’une reine de France qui commença par être incomprise avant que d’être haïe.
Une insoutenable modernité
Le portrait d’une Marie-Antoinette, en héroïne indépendante et irrespectueuse des conventions, avait déjà été dressé. Mais il se trouve ici amené à petites touches, à travers la vision d’une enfant en train de devenir femme. Espiègle, bonne observatrice de ses semblables dont elle sait capter les traits de caractère essentiels, elle fait preuve d’une recherche d’empathie et de proximité qui n’étaient pas encore entrée dans les mœurs. La mention de la princesse de Lamballe, future favorite chargée de tous les péchées de la cour, renvoie à ce jugement intempestifs et venimeux des contemporains de la Reine.
Il en va de même pour Louis-Auguste, futur Louis XVI, un homme hors de son temps et de son rang, qui, hormis sa passion de la chasse à peine mentionnée à ce stade du récit, se complet avec des artisans et dans les livres. Ce qui seyait à un intellectuel ou à un artiste, mais certes pas au futur roi de France. On découvre ainsi un dauphin tolérant, mesuré, empli de la philosophie des Lumières plus que du bel et cruel esprit français qui semble lui faire cruellement défaut, du moins dans sa composante orale et publique qui imposait de briller en société par la vivacité de la langue autant que par la verve de la répartie.
Les relations entre les deux époux, présentées ici sous le jour d’une complicité tendre qui évoluera vers une union soudée par un attachement identiquement intense envers leurs enfants, relève d’une nouvelle conception de l’enfance dépeint pas Rousseau, et partant d’un nouveau rapport à la famille, à la nature, à l’intimité. De là à deviner chez l’auteur la tentation de dresser le portrait d’un couple des Lumières déjà romantique et éclairé ?
Conclusion :
A ce stade, une fois énoncées ces orientations, on pourra conclure que cette bande dessinée concentre bien des qualités. Solidement adossé à un appareil scientifique que la participation des services du patrimoine du château de Versailles légitime de tout le poids de leur compétence érudite, ce manga constitue une excellente entrée sur le siècle des Lumières, notamment en termes pédagogiques, à la fois riche et divertissante, bien dans l’esprit de la bonne vulgarisation historique contemporaine.
Marie-Antoinette – La jeunesse d’une reine. Fuyumi Soryo (scénario et dessin). Glénat. 180 pages. 9,15 €
Les 5 premières planches :
Toutes les images : (c) Fuyumi Soryo / Kodansha Ltd