Corsaires du ciel, la guerre d’Indochine depuis le porte-avions Arromanches

C’est à reconstituer la vie des pilotes du porte-avions Arromanches durant les derniers mois de la guerre d’Indochine que se sont attelés Rudolph de Patureaux et Olivier Dauger dans Corsaire du ciel, Mission sans retour. Parmi les pilotes, une tension inexplicable se fait jour entre l’enseigne Frédéric Reginussen et son chef le capitaine de corvette Millec. Une tension qui prend racine dans la Seconde Guerre mondiale.
L’illustration de couverture de Corsaires du ciel situe le cadre géographique de cet opus. Sur une ligne d’horizon de pics montagneux, se détache au second plan un porte-avions et au premier plan deux appareils de couleur bleu marine portant des cocardes de l’aéronavale française et survolant une petite jonque. Nous sommes en baie d’Along au Tonkin lors de la guerre d’Indochine.
Porte-avions et chasseurs embarqués

Les quatre avions représentés ci-dessus forment une patrouille qui revient d’une intervention à l’intérieur des terres. L’équipier de tête fredonne : « je m’en viens de balancer mes ananas sur les viets ». Comprenons que ces appareils viennent d’effectuer une mission d’« appui feu » (mitraillage et bombardements aériens) sur des troupes vietminhs au sol et ils rentrent « à la baille », c’est-à-dire au porte-avions qui évolue en dessous d’eux. D’après leurs marques, on peut identifier que ce sont des F6F Hellcats de la flottille 1F basée sur l’Arromanches, le porte-avions dont on aperçoit la silhouette aisément reconnaissable page 5, sur l’image ci-dessous.

Le porte-avions léger Arromanches, construit en Angleterre, a été loué en 1946, puis vendu en 1951 par la Royal Navy britannique à la Marine nationale française. Il évolue au large des côtes indochinoises afin que ses appareils embarqués puissent intervenir sur différents théâtres d’opérations. Ce sera particulièrement le cas lors de la bataille de Ðiện Biên Phủ (novembre 1953-mai 1954). En 1957-1958 sera installée sur le porte-avions une piste d’appontage oblique. L’Arromanches sera désarmé en 1974.

Le Grumman F6F Hellcat est quant à lui un chasseur embarqué américain développé en 1942 pour faire jeu égal avec le « zéro » japonais. A partir d’avril 1950, les Américains livrent à l’aéronautique navale française 161 Hellcats, qui équipent entre autres la flottille 1F dont il est question ici.

De la page 43 à la fin de l’album, la flottille est équipée de Chance Vought F4U Corsair qui est le chasseur embarqué américain de la Seconde Guerre mondiale, dont la silhouette caractéristique est mondialement connue grâce à la série TV Les Têtes brulées (photo 1). La photo 2 le montre aux couleurs de l’Aéronavale française. Comme le signale les deux cases ci-dessous de la page 43, les Corsairs furent accueillis avec enthousiasme et un optimisme parfois excessif par les pilotes de notre escadrille 1F . Tous les appareils de ce type sont retirés du service en 1968.
L’opération « mouette »
Cette opération qui se déroule dans le delta du fleuve Rouge au Tonkin du 15 octobre au 7 novembre 1953, est ce qu’on appelle un « ratissage » visant à localiser et anéantir les combattants vietminhs se trouvant dans une même zone. Quelle est cette zone ? La carte ci-dessous nous aide à le comprendre. C’est ce qu’on appelle à ce moment-là dans les états-majors français d’Indochine une carte « vérole » : tous les points rouges sont censés représenter une activité vietminh. En 1951, après avoir réussi à stopper l’avance vietminh sur Hanoï, le général de Lattre fait édifier une ceinture fortifiée à la lisière du delta du fleuve Rouge. Il compte séparer les richesses du delta du reste du pays et le couper de la haute région tenue par le Vietminh.

Mais ces fortifications n’empêchent pas l’infiltration d’unités vietminhs dans le delta : la 320e division vietminh citée dans la case 4 page 8 est dans ce cas. Il faut savoir que les combattants vietminhs de l’APV (Armée Populaire du Vietnam) sont organisés en trois types d’unités : les troupes locales qui défendent leur village et ses alentours, les troupes régionales qui ont une zone d’action plus large et les unités du corps de bataille qui sont équivalentes à celles de l’armée française. De plus, elles se fondent dans la population du delta du fleuve Rouge, qui est une des plus denses du monde. C’est pour ça que le chiffre de 1000 combattants éliminés mentionné page 24, n’est pas significatif d’un affaiblissement du Vietminh dans cette région. La preuve quelques mois plus tard, durant la bataille de Ðiện Biên Phủ, où l’on retrouve d’autres divisions vietminhs infiltrées dans le delta.
Deux personnages historiques
A la page 24, la case 3 montre la rencontre de deux personnages historiques : la médecin-capitaine Valérie André (1922-2025) et celui qu’elle qualifie de Compagnon de la Libération, le commandant de l’Arromanches, le capitaine de vaisseau André Patou (1910-2006).
Valérie André apparaît dans le tome 4 d’Indochine où elle est copilote d’Armand Baverel sur un Sikorsky. Née en 1922, cette strasbourgeoise sera médecin, parachutiste et pilote d’hélicoptère en Indochine. Elle sera la première française à porter les étoiles de générale en 1976. Elle prend sa retraite en 1981 avec le grade de médecin général inspecteur (générale de division).
André Patou, jeune officier de marine, rejoint la France libre dès août 1940 à Alexandrie. Il commande le torpilleur La Combattante, qui amène le 14 juin 1944 de Gaulle en Normandie. Le 12 juin 1945, il est fait compagnon de la Libération par décret. Il commande l’Arromanches du 29 aout 1953 au 14 octobre 1954 (photo 2 et page 43). Il termine sa carrière comme amiral et chef d’état-major de la Marine de 1968 à 1971.
Ðiện Biên Phủ
Dans l’esprit du général Navarre, commandant en chef en Indochine de mai 1953 à juin 1954, Ðiện Biên Phủ devait être une base aéroterrestre destinée à attirer et fixer le corps de bataille vietminh pour qu’il soit anéanti par la puissance de feu de l’artillerie et de l’aviation françaises. Le 20 novembre 1953, l’opération aéroportée dénommée « Castor » (p23) établit, dans la fameuse cuvette, un grand camp retranché avec aérodrome et points d’appui.

La carte ci-dessus nous indique combien la situation géographique de Ðiện Biên Phủ au nord-ouest du Tonkin et près de la frontière laotienne, comporte des contraintes de distance très élevées par rapport aux points de départ des avions français : les aéroports de Gia Lam (Hanoï), de Cat Bi (Haïphong) et le mouillage de l’Arromanches en baie d’Along. C’est ce qui souligne page 28 le capitaine de Castelbajac au briefing d’avant mission sur Ðiện Biên Phủ.

Au début, il n’y a que peu de réactions de la part de l’APV : le général Giap met en place l’encerclement de la base française. Mais le 13 mars 1954 commence un pilonnage du camp retranché par l’artillerie de l’APV qui a réussi à disposer ses canons lourds sur les crêtes qui entourent la cuvette. Bientôt le terrain d’aviation ne sera plus utilisable. À la suite de ce pilonnage et des assauts répétés de l’infanterie vietminh, le camp retranché finit par tomber le 7 mai 1954.
Les « malgré nous »
Derrière l’intrigue principale qui suit le déroulement de la guerre d’Indochine se joue un autre drame, lié aux “malgré nous”, bien que ce terme ne soit pas utilisé dans l’album. C’est ainsi que l’Histoire désigne les quelques 130 000 alsaciens mosellans enrôlés de force dans l’armée allemande entre 1940 et 1944. Ceci est dû au fait qu’à la suite de la défaite française de 1940, l’Alsace-Moselle est rattachée au Reich et sa jeunesse obligée de servir dans les forces armées allemandes. C’est cet enrôlement forcé dans la Waffen SS qui est arrivé au père de Frédéric Reginussen, personnage principal des Corsaires du ciel, et c’est la raison de l’inimitié du commandant Millec à son égard. Les liens entre les deux familles s’avèrent en effet particulièrement tragiques.
En guise de conclusion, on peut constater que le scénario semble un peu trop riche pour la pagination de l’album. A la décharge de Rudolph de Patureaux, officier de réserve, ce qui fait sa richesse, à savoir sa connaissance de l’histoire militaire, lui joue peut-être des tours pour une BD. En tout cas, cet opus vient renforcer le petit nombre d’albums sur la Guerre d’Indochine, qui est vue à travers le prisme novateur de l’Aéronavale française.
* : On peut regretter que le nom du « pacha » de l’Arromanches, le capitaine de vaisseau Patou, ne soit jamais cité dans l’album.
Corsaires du ciel T1 Mission sans retour. Rudolph de Patureaux (scénario). Olivier Dauger (dessin). Paquet. 48 pages. 14,50 euros.
Les quatre premières planches :
-
Alain Paul







