Cortés – La Guerre aux deux visages, la réhabilitation d’un conquistador ?
Christian Chavassieux, écrivain, auteur de romans historiques, livre ici sa première bande dessinée portée par le trait de Cédric Fernandez (Les Faucheurs de vent, Glénat, 2017 ; Gravé dans le sable, Philéas, 2020…). Premier tome d’un diptyque consacré au héros espagnol, dont la légende est tout aussi dorée que sombre, Cortés nous emmène sur les sentiers de l’Histoire au temps où deux mondes se rencontrent et s’affrontent. Une histoire qui devait porter les traces des grands récits et qui se transforma en légende.
Le récit s’ouvre en 1492 en Espagne, à Medellín, alors que le jeune Hernán Cortés, âgé de seulement sept ans fait face, pour la première fois, à la menace de la mort suite à une piqûre de scorpion. Cette anecdote permet aux auteurs de présenter les origines de Cortés et de marquer son destin du sceau de la légende. Cette courte planche montre les prémices d’une vie héroïque que l’Histoire à parfois bien malmenée puisque, comme le rappelle Christian Duverger, « Hernán Cortés, le conquistador du Mexique, compte parmi les personnages les plus maltraités de l’histoire. A la jalousie de l’empereur Charles Quint, qu’il dut affronter de son vivant, se sont ajoutés les dénigrements d’une « légende noire » élaborée au XIXe siècle, qui n’a pas hésité à le présenter comme l’archétype du conquistador avide et brutal, massacreur d’Indiens, ivre d’or et de sang » *. Suite à cette planche biographique apparaît une courte présentation du peuple aztèque et du dernier empereur de la grande confédération aztèque, Moctezuma II. Une fois cette courte introduction achevée, peut alors démarrer le récit principal centré sur la conquête du Mexique par Hernán Cortés qui s’affranchit de toute autorité, exceptée celle du Roi bien que lointaine et indirecte, vu que Charles Quint est bien plus préoccupé par les affaires européennes et son désir de se faire élire empereur. Au sein de cet échiquier politique, notamment face au gouverneur de Cuba Diego Velázquez de Cuéllar, Hernán Cortés va se montrer fin stratège pour assouvir son ambition personnelle, sa soif de gloire et ainsi assurer son entrée dans le panthéon de l’Histoire mondiale.
Au début du XVIe siècle, les conflits européens (contre François Ier et Soliman le Magnifique) et la soif de se faire élire empereur incitent Charles Quint à poursuivre la conquête du Nouveau Monde. Pour autant, l’immensité du territoire américain et son éloignement poussent le monarque à déléguer cette mission aux conquistadors, leur laissant une marge de manœuvre suffisante pour qu’ils assouvissent leurs désirs personnels et mènent à bien leurs expéditions. Nommé par Diego Velázquez, Hernán Cortés va pourtant s’affranchir de la tutelle du gouverneur et entend mener la conquête comme il l’entend. Son audace, son habilité politique et sa fougue seront ses plus grandes armes pour venir à bout d’un puissant royaume. À quelques encablures de Cuba, l’empereur Moctezuma II, à Tenochtitlan, le « cœur du monde unique », est tenu au courant de l’arrivée de ces hommes étrangers venus par la mer à bord de surprenants vaisseaux, montant des créatures inconnues, scintillant de mille feux et dotés d’armes qui crachent des pierres et grondent comme le tonnerre. L’empereur n’est pourtant pas surpris : les songes l’ont averti et il sait que la rencontre est inéluctable, mais il ne sait pas encore comment agir : « Moctezuma, de son palais de Tenochtitlán, suit sa progression avec inquiétude. L’empereur hésite toujours sur la conduite à tenir : accueillir ces étrangers comme des dieux incarnant le retour du mythique « serpent à plumes » ou les combattre comme des envahisseurs ? Son caractère indécis lui inspire une stratégie alternative » **.
Telle une chronique de la conquête du Mexique, cet album suit précisément la chronologie des événements et la précision avec laquelle sont narrés les épisodes, ou plutôt les grandes étapes de la route de Cortés, en font un ouvrage précieux pour tout lecteur désireux de connaître cette histoire. Nous retrouvons les ingrédients des récits d’aventures : affrontements, croyances, manipulations et trahisons, ambitions personnelles, rêves de gloire et de richesses. Ce premier tome introduit les personnages, une galerie importante qui pâtit parfois d’une présentation succincte, mais sans doute nécessaire pour préserver l’économie narrative et le rythme du récit. Bien évidemment Hernán Cortés, le héros principal, la Malinche ou Marina, dont le rôle est tout aussi fondamental, Pedro de Alvarado, Diego de Velázquez, Pánfilo de Narváez, Moctezuma II, l’empereur aztèque, et Cuauthemoc, gendre et successeur de Moctezuma. Gageons d’ailleurs que son importance ira grandissante dans le second tome de ce diptyque. Au-delà de la chronique historique, Cortés – La guerre aux deux visages présente plusieurs points d’intérêts qui en font une bande dessinée précieuse pour tout lecteur qui souhaite s’aventurer sur les sentiers de l’Histoire du Mexique et des Aztèques.
Les deux auteurs, Cédric Fernandez et Christian Chavassieux, évitent l’écueil d’une représentation manichéenne et parviennent à proposer un récit qui expose différents points de vue. Bien évidemment, il est difficile d’écrire l’Histoire a posteriori, mais le souhait de véracité et la volonté d’être le plus précis possible sont évidents comme en témoigne le long carnet pédagogique situé en fin d’album. Dans cet album, Hernán Cortés apparaît réhabilité, son image écornée retrouve quelques lettres de noblesse et le lecteur apprend à connaître un conquistador bien éloigné de la représentation traditionnelle du guerrier avide de mort et d’or. Il ne s’agit pas pour autant d’en faire un saint, mais les auteurs s’aventurent davantage dans la psychologie d’un personnage bien plus complexe qu’une simple caricature, comme le montre sa volonté de dépasser la dichotomie entre deux mondes, deux cultures, afin de construire une identité autre : « Cortés, tu es désormais l’allié de Tlaxcala contre les Mexicas. Tes hommes devront se marier avec les filles des dignitaires, pour qu’ils aient des enfants d’elles et ainsi sceller cette alliance » (p.38). Exigence confirmée par la suite par Cortés lui-même qui entrevoit une nation nouvelle : « Ce pays est le mien, Marina, une Espagne meilleure que celle dont je suis parti. Les princesses de Cempoal portent les enfants de mes capitaines. Nous sommes venus sur un prétexte vulgaire, et voici que nous engendrons un pays nouveau » (p.46). Cette image de Cortés semble être plus proche de la réalité que celle du vulgaire conquistador, comme le rappelle Christian Duverger : « Mais Cortés ne va pas utiliser sa victoire pour faire du territoire mexicain une extension du monde ibérique. Il va travailler à enraciner la Nouvelle-Espagne dans ce métissage qu’il appelle de ses vœux. […] Malgré le sang versé, malgré la violence de la phase terminale de la conquête, le Mexique ne cesse d’être un laboratoire de syncrétisme culturel » ***.
De plus, un autre intérêt de l’album est sans conteste le personnage de Marina – La Malinche, bien que
l’on puisse un peu regretter son rôle quelque peu subalterne, réduit au statut d’amante-interprète de Cortés. Toutefois, les auteurs lui attribuent l’une des voix qui s’expriment dans les narratifs, ceux en bleu, et qui en font une des conteuses de cette chronique historique. Et il est vrai que la Malinche a joué un rôle essentiel dans la conquête du Mexique comme l’écrit l’historien Guillermo Céspedes del Castillo : « Le hasard ou la destinée voulut que parmi les présents que ces tribus firent à Cortés figurent quelques esclaves, parmi elles La Malinche, membre d’une noble famille mexicaine, qui fut baptisée du nom de Marina ; interprète puis secrétaire de Cortés, elle tomba follement amoureuse de lui et cela fut réciproque ; La Malinche devint l’amante ou concubine officielle de Cortés, qui reconnut le fils qu’ils eurent ensemble […] L’union de Cortés et de la Malinche symbolisa, depuis les premiers moments, le lien existant entre un secteur de la noblesse mexicaine et la cause des conquistadors » ****. Bien que La Malinche n’apparaisse qu’au tiers de l’album, son importance va grandissante et devient ainsi un personnage fondamental du périple de Cortés et de la chute de Moctezuma, « l’âme de la conquête » comme la nomme Christian Duverger. L’empereur Moctezuma, quant à lui, apparaît un peu en retrait, victime des aléas et du cours de l’Histoire, sans réelle volonté de résister et de s’opposer : « L’empereur ne sait trop en réalité s’il doit accueillir Cortés comme un dieu ou comme son pire ennemi. Doit-il offrir une hospitalité somptueuse, en se montrant le plus conciliant du monde, ou tâcher par tous les moyens de détourner les Espagnols de leurs projets. Peut-être est-il d’emblée persuadé que sa fin est inéluctable, ce qui expliquerait ses continuelles volte-face, ses revirements successifs de la résignation à la révolte, et l’aurait incité à abdiquer progressivement ses pouvoirs, avant même la confrontation avec l’Espagnol ». Au lecteur de découvrir ce qu’il adviendra ou plutôt comment cela adviendra !
D’un point de vue graphique, l’album est réussi. L’économie narrative tout comme le rythme du récit ne souffre aucune longueur. Le découpage des cases et la mise en planche servent pleinement l’histoire et la lecture est aisée. Plusieurs double-pages sont de bonne qualité et de belle facture et constituent un réel plaisir visuel. De même, l’incrustation de plusieurs cases et le jeu avec les marges, parfois blanches, parfois noires, parfois absentes témoignent d’une volonté de la part du dessinateur d’assurer un rythme soutenu afin de rendre compte et conserver le souffle épique de l’Histoire. Il est à noter une trouvaille ingénieuse
afin de rendre visible la différence linguistique sans pour autant rendre fastidieuse une lecture annotée : un jeu de couleurs qui permet d’identifier les deux langues : espagnol et maya/nahuatl. Il en est de même pour l’identification des narratifs différents : la voix hors case de la Malinche et le narratif traditionnel symbolisé par un cartouche en forme de parchemin jauni, recours classique mais qui fait toujours son petit effet d’ornement.
En définitive, Cortés – la guerre aux deux visages est un album réussi qui parvient à conter un récit qui fut décisif dans le cours de l’Histoire du monde et, plus particulièrement, d’un continent. Un album qui mérite sans doute sa place dans les bibliothèques et notamment, dans celles des écoles, collèges et lycées. Il nous reste à espérer que le second tome viendra clore de belle manière ce diptyque.
* : Duverger Christian, Cortés entre deux terres, D’or et de sang. L’épopée des conquistadors à la conquête du Nouveau Monde, Le Figaro Histoire, Août – Septembre 2022, p.52.
** : Oeschger Francisque, La chute sanglante de l’empire aztèque, Géo.
*** : Duverger Christian, Cortés entre deux terres, D’or et de sang. L’épopée des conquistadors à la conquête du Nouveau Monde, Le Figaro Histoire, Août – Septembre 2022, p.54.
**** : “Quiso la casualidad o el destino que entre los obsequios que esas tribus hicieron a Cortés figurasen algunas esclavas, entre ellas La Malinche, perteneciente a una noble familia mexicana, que fue bautizada con el nombre de Marina; intérprete y luego secretaria de Cortés, se enamoró locamente de él y fue correspondida; La Malinche llegó a ser la amante o concubina oficial de Cortés, quien reconoció al hijo que tuvieron […] La unión de Cortés y la Malinche simbolizó, desde los primeros momentos, la vinculación de un sector de la nobleza mexica con la causa de los conquistadores”, Céspedes del Castillo Guillermo, América Hispánica (1492-1898) – Tomo VI, Historia de España dirigida por Manuel Tuñón de Lara, Barcelona, Editorial Labor, 1992, p.15.
***** : Gruzinski Serge, Le destin brisé de l’empire aztèque, Paris, Découvertes Gallimard, 2003, p.79.
Cortès T1 La Guerre aux deux visages. Christian Chevassieux (scénario). Cédric Fernandez (dessin). Franck Perrot (couleurs). Glénat. 64 pages. 15,50 euros.
Les dix premières pages :