Curtiss Hill, pilotage à 200 à l’heure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale
Le dessinateur Pau plonge dans le milieu des courses automobiles de l’entre-deux-guerres pour réaliser Curtiss Hill, le récit d’une rivalité entre deux pilotes d’exception. Bien que le cadre de l’histoire soit fictif, il prend pour modèle la fin des années 1930 et le début de la Seconde Guerre mondiale, donnant à l’album une dimension supplémentaire. Plus qu’une simple histoire de pilotes de course, Curtiss Hill laisse entrevoir les drames à venir. Une belle réussite servie par un dessin hypnotisant.
L’entre-deux-guerres est une période charnière pour le sport automobile. Les courses du tournant du XXe siècle, organisées la plupart du temps par les participants eux-mêmes (d’ailleurs souvent constructeurs de leurs voitures) et qui relient des villes éloignées de plusieurs centaines de kilomètres dans des conditions de sécurité précaires, laissent la place à des Grands Prix disputés sur des circuits dont certains commencent à se faire un nom (Nürbürgring, Montlhéry, Monza). Le secteur se structure avec la création en 1922 de la Commission sportive internationale (CSI), chargée d’organiser les courses. Le championnat du monde des manufacturiers démarre en 1925. Pourtant, les constructeurs sont peu nombreux à préférer à la production de voitures en série la mise au point de bolides de compétition. A part Mercedes-Benz, Auto-Union (un regroupement de quatre constructeurs allemands) et Alfa Roméo, la plupart sont de petite taille comme les Italiens Ferrari, Maserati et le Franco-Italien Bugatti.
Cette atmosphère de brusque développement d’un “artisanat” de pointe est propice à des récits d’aventure. La dimension humaine est encore très présente, la fiabilité des moteurs plutôt aléatoire et les accidents fréquents. Curtiss Hill * s’insère dans cette trame qui est source de dramatisation. La rivalité homérique entre les deux pilotes virtuoses Curtiss Hill et Rowlf Zeichner, sous les yeux de la très indépendante photojournaliste Maugène Berk, tient les promesses d’un film à grand spectacle. Mécaniciens de génie, trahisons, passion de la vitesse, séduction, tous les ingrédients sont présents, remarquablement mis en images par Pau, qui poursuit avec grand talent dans la veine des animaux anthropomorphisés **. On ne peut s’empêcher de penser aux bandes dessinées Walt Disney de la fin des années 1930, remises au goût du jour et rehaussées de teintes sépias qui traduisent admirablement les textures.
Pau aurait pu s’arrêter à cette reconstitution du milieu des courses automobiles dans un environnement fictif, pimentée par l’inversion des rôles des personnages principaux (Curtiss Hill domine le championnat sans tricher, mais s’avère être un Don Juan sans scrupules doublé d’un trafiquant en tout genre. Rowlf Zeichner veut gagner à tout prix, mais cache derrière son caractère fermé un être très généreux) et les enjeux industriels qui dépendent des victoires en Grand Prix. Mais le dessinateur enrichit son récit avec une allusion à peine voilée à la Seconde Guerre mondiale. Rowlf Zeichner, le Kalkanien (au nom très germanique), est en opposition avec les pitbullistes qui ont pris le pouvoir dans son pays. Les rumeurs de guerre sont de plus en plus précises, la crise économique a fait des dégâts, des populations entières de félins sont assassinées en Kalkanie.
Chaque personnage se positionne par rapport au conflit qui vient d’éclater sur le continent. Si certains utilisent leur réseau pour vendre du matériel à l’Etat en contournant les appels d’offre, d’autres continuent leurs lucratifs trafics illégaux, d’autres encore s’engagent dans l’armée ou tentent de sauver les chats qui sont persécutés par les Pitbulls en Kalkanie (ce qui fait immanquablement penser à Maus et introduit une dose de tragédie dans le récit). Sans jamais citer aucun pays réel, Pau parvient à dresser un début de panorama géopolitique de la fin des années 1930 en Europe. La rivalité entre pilote automobile prend alors une autre dimension. Cet album conçu comme one-shot, laisse toutes les portes ouvertes pour développer un peu plus des personnages déjà très attachants et des situations qui appellent un dénouement. Il serait vraiment dommage pour les lecteurs que Pau ne cède pas à la tentation de poursuivre l’exploration du petit monde qu’il vient de créer.
* : Doit-on voir dans le nom de Curtiss Hill un clin d’œil à Glenn Curtiss (1878-1930), pionnier des courses de motos, et à la famille Hill, dont le père Graham (1929-1975) et le fils Damon (né en 1960) ont été d’excellents pilotes de Formule 1, deux fois champions du monde pour le premier et une fois pour le second ?
** : On se souvient notamment de La Saga d’Atlas et Axis, 4 tomes (Ankama).
Curtiss Hill. Pau (scénario, dessin et couleurs). Paquet. 96 pages. 16 euros.
Les 5 premières planches :