Dans la boue, avec les rats, quatre ans dans les tranchées : Fredman adapte les carnets de Louis Barthas
Quand les Editions Maspéro publient en 1978 Les carnets de Louis Barthas, elles frappent un grand coup. Jamais personne n’avait lu un texte aussi juste sur la vie des hommes dans les tranchées, à une époque où le souvenir des anciens combattants, pourtant très présents dans la société et les familles, est relégué après celui de la Seconde Guerre mondiale, qui bénéficie de la glorification de la Résistance. Fredman réussit le tour de force de faire de la très dense chronique de Louis Barthas une remarquable adaptation en bande dessinée .
Les carnets de Louis Barthas décrivent la « tragique épopée » que furent les années de guerre dans la vie des soldats. Mais ce n’est pas une épopée grandiose qu’ils ont vécu. Le propos du livre est politique. Les grandes offensives sont racontées au ras du sol, vues du fond des tranchées. Barthas est caporal, tout près des hommes qui tremblent à l’idée de franchir le parapet. Par son origine et son engagement, il est un des leurs. On est loin de l’Union sacrée et de l’héroïsme que raconte l’Histoire officielle. Barthas est ouvrier tonnelier dans un village de l’Aude. Né en 1879, mort en 1952, il est remarqué à l’école de son village. Curieux, il est bon en orthographe, en Histoire, et aime la littérature. Il brille au certificat d’étude. Il fréquente les socialistes de sa région. Son ami Louis Hudelle dirige le quotidien Le midi socialiste. En août 1914, quand la guerre éclate, à 35 ans, il est marié et père de 2 enfants, et possède le grade de caporal. Affecté, à cause de son âge, à la Territoriale (des régiments qui restent à l’arrière mais indispensables à la bonne marche de la guerre), il monte au front après la guerre de mouvement des débuts du conflit. L’hécatombe est trop importante et le haut commandement ne fait pas de distinction par l’âge. Il va donc connaitre les tranchées. Son régiment se retrouve dans les grandes batailles, de 1915 jusqu’en avril 1918 : Artois (1915), Verdun et offensive de la Somme (1916), Chemin des Dames (1917). Épuisé nerveusement et physiquement, il est renvoyé à l’arrière par les médecins.
La guerre qu’il décrit est faite de rats, de boue, de morts imbéciles et de trouille. Les chefs sont souvent idiots, peureux et incompétents, mais pas tous. Louis Barthas sait faire la part des choses, il ne juge pas les hommes à l’aune d’une idéologie même si transparait une réelle description de la lutte des classes. En plus d’une vision de l’horreur des tranchées, ses carnets sont un hymne à la camaraderie. L’amitié sauve souvent les hommes, la solidarité leur donne la force de tenir. Fredman n’a pas raté les épisodes bouleversant de fraternisation qui plaisaient beaucoup au tonnelier, où pendant quelques minutes, quelques heures, les hommes mettaient la guerre en suspend pour partager un verre d’alcool et une cigarette.
S’attaquer à ce monument est un sacré défi pour un auteur de bande dessinée tant le texte originel puissant se suffit à lui-même. Maël et Kris ont utilisé l’esprit et des morceaux de ce récit dans la série Notre Mère la Guerre mais en s’en écartant. Fredman a choisi de suivre le cheminement du tonnelier. Il y a choisi des extraits en réussissant à intégrer certains passages dans des dialogues. Le dessin est sobre, expressif, retenu. Très découpé, avec des grandes images qui donnent de la respiration, il est traité en monochrome sépia oscillant entre mise en scène cinématographique contemporaine et rappel aux grands films comme Les Croix de bois. Cet album parvient à laisser toute leur place aux deux auteurs. On lit le livre de Barthas, tant les texte sont présents et occupent beaucoup de place et d’attention, mais on a aussi entre les mains un album de bande dessinée de grande qualité. L’alliance des deux donne un des albums les plus intéressants de l’année sur la Grande Guerre.
Les Carnets de guerre de Louis Barthas (1914-1918). D’après les carnets de Louis Barthas (scénario). Alan Fredman (Dessin). Éditions La Découverte. 288 pages. 24,90 €