Divine, vie(s) de Sarah Bernhardt : la plus grande tragédienne française se dévoile
Soixante années d’une carrière théâtrale quasiment ininterrompue ont forgé sa légende. Véritable star avant l’heure, l’actrice Sarah Bernhardt a inspiré à Marie Avril et à Eddy Simon l’album Divine, l’un de ses nombreux surnoms. Le sous-titre résume assez ce que fut l’existence de cette grande dame : « un véritable roman ». Jouant sur tous les continents à la tête de sa troupe puis sur les planches de son propre théâtre, ouverte aux innovations artistiques comme le cinéma, s’affranchissant de nombreux tabous, elle a toujours eu en tête de dépasser ses propres limites pour justifier sa devise : « quand même ! »
Marie Avril aurait du mal à dissimuler l’admiration enamourée qu’elle voue à Sarah Bernhardt. Elle raconte l’avoir rencontrée sur l’affiche d’Alphonse Mucha annonçant le Médée de Catulle Mendès au théâtre de la Renaissance, en 1898. Est-ce le regard exorbité de la magicienne, la dague ensanglantée qu’elle tient fermement de sa main droite ou la vipère enroulée autour de son bras gauche qui subjugua l’autrice ? N’est-ce pas déjà, inconsciemment, cette étrange ressemblance dans le port de tête avec la statue de la Liberté qui l’interpela ? Quelques lectures plus tard, dont celle de l’autobiographie* de la tragédienne qui a nourri son récit et ses dialogues, Eddy Simon, conquis à son tour, écrit le scénario de ce roman graphique qui dévoile, en trois actes, les temps forts de la « vie exaltante, vibrante, combative, enivrante et passionnée** » de la Divine.
Cette existence débute dans un flou artistique prémonitoire. La destruction des archives de l’état civil de Paris pendant la Commune en 1871 jette un premier doute sur la date de naissance de la jeune Sara Marie Henriette (ou Henriette Rosine Sarah) Bernard (sic), canoniquement fixée entre le 22 et le 25 octobre 1844. D’autres incertitudes plus lourdes de conséquences planent aussi sur cet événement : l’imprécision sur l’adresse du lieu de naissance s’explique sûrement par la condition assez modeste de sa mère, Judith-Julie, dite Youle, qui passe pour être une courtisane à l’époque. Quant à savoir qui est le père de Sarah, deux noms sont le plus souvent avancés : Édouard Bernard, étudiant en droit, serait le géniteur officieux, Paul Morel, un officier de marine, serait l’officiel. Tous deux sont de toute façon morts prématurément. Dans cette enfance sans père, Eddy Simon voit une blessure cachée qu’un autre grand endeuillé, Victor Hugo, lui propose d’adoucir grâce à des séances de spiritisme (pages 55 à 58). De ces années difficiles***, les auteurs ne relatent qu’un fait, essentiel : la genèse de sa devise. Un jour, répondant au défi du garçon de sa nourrice, Sarah effectue un saut dangereux, « s’abîme la figure et se casse le poignet » (Sarah Bernhardt, Ma double vie). Cette douleur serait supportable sans les réprimandes de l’adulte qui lui reproche, plus qu’une prise de risque, d’avoir voulu défier l’ordre normal des choses. Blessée dans son orgueil, elle voit rouge, persiste et signe. Elle martèle qu’elle recommencera si on la défie encore, par principe, par refus du carcan, dût-elle avoir mal.
Et la souffrance sera souvent au rendez-vous… Douleur physique, comme ce jour d’enfance où elle chuta lourdement ou, à la fin de vie, après avoir contracté la maladie osseuse qui conduira à l’amputation de sa jambe. Humiliation professionnelle, comme après son bide retentissant dans L’Aventurière, à la Comédie-Française, suivi de sa démission rageuse en 1880. Blessure intime, quand elle déploie et réitère tous ses efforts pour être considérée par sa mère qui lui préfère sa sœur cadette, malade. Au démarrage de sa tournée aux États-Unis en octobre 1880, Sarah déclare que « rien n’est impossible, il faut le risquer… quand même ! » (page 95). Quelques mois auparavant, plus Cyrano que don Quichotte, elle affirme « qu’il vaut mieux mourir en plein combat que de s’éteindre avec les regrets d’une vie manquée » (page 88). Tout au long de cet album, les auteurs nous montrent l’actrice incomparable et surtout la femme, d’une trempe exceptionnelle, d’un tempérament de feu et d’un caractère très entier, pas du genre à manquer les occasions qui passent à sa portée.
De l’actrice, cet album ne nous apprend rien de vraiment surprenant. Il ne s’aventure pas à faire l’inventaire exhaustif du répertoire extraordinaire de celle qui devient la « Voix d’or » après son triomphe dans le Ruy Blas de Victor Hugo (janvier 1872). Il rappelle néanmoins quelques moments-clés du parcours de l’actrice. La réouverture du théâtre de l’Odéon, en octobre 1871, pose les premiers jalons de sa gloire. Elle n’y interprète pourtant que des œuvres « mineures » du répertoire, mais sa grâce et son jeu emportent la faveur du public. La mécanique du succès se met en branle : les directeurs de théâtre lui font des propositions, et parmi eux celui de la Comédie-Française. Le challenge est clair : Sarah doit ramener des spectateurs en nombre dans la maison de Molière, après en avoir été évincée en 1866. Pendant huit années, elle y enchaine donc les rôles, depuis le Britannicus de Racine (page 68) jusqu’à sa funeste prestation dans L’Aventurière d’Émile Augier (1880, page 80) en passant par le Zaïre de Voltaire (1874, pages 76-77). À grand peine, elle se soumet à la discipline interne et à la concurrence des autres pensionnaires de la gent féminine.
Sa démission fracassante de 1880 lui donne des ailes et la rencontre d’un impresario américain lui donne des idées. Elle décide d’aller exercer ses talents outre-Atlantique, à la tête de sa propre compagnie, pour une tournée de 159 dates dans 51 villes. Un train spécial est affrété pour convoyer acteurs, techniciens, matériel et costumes. Sous les ors des plus beaux théâtres ou sous un chapiteau digne d’un wild west show, Sarah subjugue tous ses publics dans des rôles pourtant typiques du répertoire tricolore (comme celui d’Adrienne Lecouvreur, d’Ernest Legouvé et Eugène Scribe, page 98). Eddy Simon ne pouvait enfin manquer l’allusion au rôle de Gismonda (1894), qui vaut à Sarah de rencontrer Alfons Mucha et de se meurtrir le genou droit en tombant chaque soir au final (page135). Et parce qu’il fallait bien faire un dernier choix pour clore l’hommage à la tragédienne, le scénariste insère une séquence efficace sur l’incarnation de Napoléon II dans L’Aiglon d’Edmond Rostand (1900, page153 à 158). Tout juste convertie au cinématographe pour lequel elle endosse l’habit d’Hamlet, la Divine pousse l’audace jusqu’à interpréter, à 56 ans, le rôle d’un jeune homme de vingt ans. C’est un triomphe. Sarah est portée aux nues et gagne ses lauriers « d’impératrice » du théâtre. Rares sont ses détracteurs qui pensent, comme Freud, qu’elle ne fait plus de différence entre sa vie et ses rôles.
Le grand mérite de cet album est d’alterner quelques moments intenses de l’actrice avec ceux, non moins intenses, de la femme. Mais ce singulier suffit-il, quand les auteurs eux-mêmes ont choisi d’évoquer les vies de Sarah ? L’album parvient à suggérer l’incroyable palette de celle qui deviendra un monument, décorée de la Légion d’Honneur en janvier 1914 et à qui seront accordées des funérailles nationales en 1923. La dame n’attend pas la célébrité pour s’attirer opportunément les faveurs du régime. Elle est patriote dès 1870, sans sombrer dans le nationalisme revanchard qui suivra. Elle est dreyfusarde, tant en raison de ses origines que par empathie pour Dreyfus et par fidélité à Zola. Elle éprouve de plus en plus de sympathie pour la République et pour ses bataillons d’électeurs – faut-il y voir un effet de la fréquentation du grand Hugo ? Mais son engagement politique n’est pas le seul terrain sur lequel la « Voix d’or » dévoile toute l’étendue de son extraordinaire personnalité. Elle est autant adulée que méprisée, portraiturée que caricaturée, comme si elle ne laissait personne indifférent. Pourquoi ? Parce que son incroyable intuition la sert ou la sauve en de nombreuses circonstances et parce qu’elle revendique et exerce une insolente liberté pour son époque. Libre d’aimer qui bon lui semble, sans tabou d’âge ou de sexe, et d’entretenir deux liaisons simultanées, comme avec l’acteur Mounet-Sully et la sculptrice Louise Abbema (pages 66-70). Libre de choquer l’opinion en dormant dans un cercueil, en promenant un guépard en laisse ou, pire, en portant des habits d’homme dans la rue. Libre de claquer avec fracas la porte de la Comédie-Française et de lui faire un pied-de-nez en allant engranger pour son compte, en Amérique, les succès et la fortune qui auraient dû échoir à son employeur.
Libre de consentir ses faveurs à des hommes politiques sans jamais se rabaisser au rang d’une courtisane intéressée. Après tout, est-ce de sa faute si elle fascine autant ces messieurs ? Quand elle et son théâtre se retrouvent à plusieurs reprises en situation financière délicate, elle ne sollicite aucune de ses relations pour voler à son secours. À ses détracteurs d’un jour ou de plus longue haleine, elle a pu sembler égoïste, narcissique, capricieuse, hystérique, ambitieuse, prétentieuse, indomptable et un brin tricheuse, comme lorsqu’elle pique sa place à l’actrice qui devait interpréter la Marseillaise le 14 juillet 1881 à l’Opéra de Paris devant la foule des Parisiens et le président Grévy. Si Sarah a pu être tout cela, selon Eddy Simon, c’est parce qu’elle n’a jamais oublié d’où elle venait et ceux qui comptaient plus que tout pour elle : sa mère ses sœurs et son frère, qu’elle va chercher en Allemagne en 1871, sa servante qu’elle appelle affectueusement jusqu’au bout « son p’tit dame », son fils Maurice né en 1864, sa petite-fille Simone, son éphémère mari Aristidès Damalas, qu’elle essaie en vain de guérir de ses addictions. Sa fidélité fut rarement prise en défaut. En la voyant enlacer « son p’tit dame » page 126 ou en famille dans son fortin de la pointe des Poulains sur Belle-Île, on peine à croire que cette femme pouvait déchainer la haine des ligues de vertu**** et de certains prélats à son arrivée sur le sol états-unien en 1880 ! Ainsi va la Divine, altruiste extravagante, comédienne de théâtre et actrice de sa destinée, qui sut faire le pont entre les dernières lueurs du romantisme et l’Art nouveau, jusqu’à devenir la muse et le « monstre sacré » d’un Jean Cocteau. Si le but de Marie Avril et d’Eddy Simon était de révéler toute l’humanité d’un monstre de scène, et comment bat un cœur de femme sous les plumes des oripeaux, leur mise en images dans cet album s’avère une brillante auscultation.
* : Ma double vie, publiée aux éditions Eugène Fasquelle en 1907, rééditée, dernièrement chez Phébus, collection Libretto, Paris, 2002. Un second tome avait été envisagé, mais il n’a jamais vu le jour. Cette autobiographie « tronquée » raconte donc la première partie de la vie de la tragédienne, jusqu’à son retour des États-Unis en 1881. Cette séquence très réussie de l’album se fonde sur la dernière page rédigée par Sarah, dans laquelle elle tourne une page et se résout « de vivre » et « d’être la grande artiste qu’elle souhaitait être ».
** : Ce sont les mots que l’autrice emploie au terme de sa dédicace à son héroïne et qu’elle offre en partage à tous les lecteurs de cet album.
*** : Sarah est placée chez une nourrice en Bretagne, puis dans une institution pour jeunes filles grâce à sa tante puis elle intègre un couvent à Versailles. Elle s’y révèle très pieuse et très mystique, au point d’envisager son entrée dans les ordres. Son premier rôle au couvent lui révèle peut-être sa vocation. Elle quitte la vie monacale et réussit le concours d’entrée au Conservatoire, à quatorze ans, sans l’aide d’aucun professeur de théâtre. De quoi vous donner confiance en votre talent…
**** : Cet accueil mitigé n’avait pas échappé à Fauche et Léturgie, dans leur Lucky Luke, Sarah Bernhardt, 1982, éditions Dargaud, page 5.
Divine – Vie(s) de Sarah Bernhardt. Eddy Simon (scénario). Marie Avril (dessin). Futuropolis. 176 pages. 22 euros.
Les 10 premières planches :