Dolorès et la Guerre d’Espagne : résilience d’une enfant et résurgence d’un idéal
Interpellée par les souvenirs très prégnants de sa mère vieillissante, Nathalie décide de revenir sur les lieux de cette enfance intranquille et se retrouve bientôt à Madrid, au cœur de la mouvance Podemos. Dans Dolorès, Bruno Loth jette un pont entre le passé et le présent de l’Espagne marquée au fer rouge du franquisme. Il capte l’écho lointain des luttes fratricides de la guerre civile (1936-1939) et le confronte aux clivages politiques qui fracturent l’Espagne contemporaine. Son scénario, d’abord intimiste, montre aussi comment les souvenirs des petites gens sont reflétés par le miroir déformant de l’Histoire collective.
Au crépuscule de sa vie, Marie est hantée par un cauchemar atroce : elle voit sa mère se noyer et mourir sous ses yeux. Ses paroles, trop vite assimilées aux prémices de la sénilité, ne sont pourtant que des moments de lâcher prise de son subconscient. Elle affirme alors s’appeler Dolorès, craindre les fascistes qui rôdent au-dehors, attendre un bateau qui l’emmènera à l’abri. Et surtout, elle s’exprime en espagnol, une langue qu’elle n’a jamais apprise à l’école. Qui se cache vraiment derrière cette femme forte, miraculeusement repêchée en mer enfant, dont la vie administrative commence en avril 1939 dans un orphelinat où elle grandit jusqu’à sa majorité, qui épouse à 22 ans le seul homme de sa vie, le père de ses deux filles qu’elle élève bien vite seule ?
Un faisceau d’indices et de témoignages conduit assez vite l’une de ces filles, Nathalie, sur une piste aussi évidente qu’incroyable : Marie serait en fait l’une des milliers de réfugiés espagnols ayant fui leur pays au printemps 1939, à la fin de la guerre civile. Après la chute de Barcelone le 26 janvier 1939, après la tragique volte-face en mars du colonel républicain Casado qui préfère négocier avec Franco pour épargner le sang des civils madrilènes, mais qui doit livrer bataille aux troupes restées fidèles au premier ministre républicain Juan Negrin, après la prise d’Alicante par les nationalistes, l’évidence se profile : Franco, en position de force, ne lâchera rien. Une seule issue désormais s’offre aux troupes républicaines et aux populations qui veulent prendre la route de l’exil : gagner le port d’Alicante. In extremis, trois mille réfugiés s’y embarquent sur un navire anglais, le Stanbrook, pendant que vingt mille prisonniers tombent aux mains des troupes italiennes venues en renfort des armées franquistes. Elles seront les premières victimes de la répression qui s’abat ensuite sur une Espagne isolée du monde, et mise en quarantaine après la victoire des Alliés sur les régimes totalitaires.
Bruno Loth aurait pu se contenter dès lors de nous raconter ce drame humain que fut la Retirada* en laissant la parole aux derniers réfugiés encore en vie, pour la plupart installés en France. Dans son périple, Nathalie ne manque pas de rencontrer ces abuelos (grands-parents, anciens au sens large) à Montpellier, à Madrid ou ailleurs. À travers l’évocation de leurs souvenirs, Nathalie apprend comment ces réfugiés républicains ont été accueillis en France, pour finir dans les camps « d’internement » d’Argelès, Septfonds, Gurs, Collioure, entre autres. L’auteur fait en filigrane une discrète allusion au courage héroïque de ces antifascistes viscéraux qui, à l’image d’El Pajarito, un ancien combattant de la colonne anarchiste Durutti, ont payé d’un internement à Mauthausen leur engagement dans la résistance française par fidélité à leur idéal.
Mais comme il l’explique lui-même dans une postface éclairante, l’auteur n’a pas pu s’extraire du contexte dans lequel il a imaginé la première mouture de Dolorès. Depuis mai 2011, Madrid d’abord puis de nombreuses villes ibériques ont vu éclore des mouvements d’Indignés décidés à lutter concrètement contre les ravages sociaux de la crise qui a frappé le pays depuis 2006. Présente au moment des élections municipales de 2015, Nathalie –en vérité Loth bien plus que la fille de Dolorès- entend et répercute les doléances du petit peuple que la spéculation immobilière et le forcing des banques ont jeté à la rue, avec la complicité passive du Parti Populaire. Le lecteur entre ainsi dans une troisième dimension de l’album. Après avoir évoqué avec beaucoup de pudeur le traumatisme insondable de Dolorès, après avoir délicatement enchâssé cet épisode dans l’Histoire espagnole au prix d’un retour aux sources familiales, Bruno Loth esquisse un parallèle entre les luttes républicaines d’hier (celle du frente popular) et l’indignation populaire actuelle, conduite par les nouvelles forces de gauche que sont Podemos** de Pablo Iglesias et Ahora Madrid*** de Manuela Carmena.
Le rythme de la narration et la construction habile du scénario (qui évite d’inutiles évocations des combats proprement dits) rendent la lecture de cet album très agréable et apte à séduire de nombreux publics. Au prix de très belles scènes tout en retenue, le récit des vieux jours de Marie/Dolorès bouleversera un lectorat sensible qui sait ce qu’accompagner signifie. Au passage, il suggère que les souffrances indicibles vécues par ces générations nées dans l’entre-deux-guerres, donc les cas de résilience, ne furent pas isolés, bien au contraire. Si l’on a la fibre anarcho-syndicaliste et une tendance à lever le poing en criant no pasaran, on appréciera les mises au point historiques sur la transition parfois chaotique du franquisme vers la démocratie. On pourra aussi partager l’enthousiasme de l’auteur au rappel des motivations et des actions des nouveaux partis de gauche, qui entendent régénérer la démocratie, en redonnant au peuple la place que seule l’étymologie lui conservait dans les institutions. Dans cet album où bat le cœur de l’Espagne, Bruno Loth nous dit à quel point la lutte est inscrite dans les trajectoires individuelles ou l’Histoire collective espagnoles, et combien cette société a besoin, à parts égales, de débats contradictoires, de partages solidaires et d’authentiques symboles de commémoration.
* La Retirada (la Retraite) : nom donné dans l’Histoire espagnole à l’exil des républicains. Entamée dès 1936, cet exode vers la France culmine en février 1939 après la chute de Barcelone : à cette date, les autorités françaises estiment à un demi-million le nombre des Espagnols entrés sur le territoire national. Leur accueil se fit dans des camps que l’historiographie n’hésite plus à nommer de concentration. Ce fut le premier grand déplacement de population du XXe siècle en Europe occidentale.
** Podemos (Nous pouvons) : parti politique créé en janvier 2014 à partir de l’élan populaire des Indignés. Emmené par son secrétaire général Pablo Iglesias, il incarne un renouveau démocratique et entend rompre avec les pratiques de gouvernance héritées du post-franquisme.
*** Ahora Madrid (Maintenant Madrid) : parti politique fondé en mars 2015 et qui, grâce à son alliance avec Podemos et porté par la figure emblématique de Manuela Carmena, décroche la mairie de Madrid au prix d’un accord avec le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol.
Dolorès. Bruno Loth (scénario et dessin). La Boite à Bulles. 80 pages. 18 €
Les 5 premières planches :