La 3e Kamera, ou comment les nazis ont façonné leur image.
A l’occasion de la sortie de La 3e Kamera (scénario Cédric Apikian, dessin Denis Rodier), album publié par les éditions Glénat, la rédaction de Cases d’Histoire a rencontré Nicolas Férard, son conseiller historique. Nicolas Férard est responsable du fond allemand à l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense) et auteur d’un livre sur les Propaganda Kompanien.
Qui était donc ces photographes qui documentaient le régime nazi avec leur appareil photo et leur caméra, jusque sur le front ? La 3e Kamera de Cédric Apikian et Denis Rodier suit les pas de Walter Frenz, l’un des membres des Propaganda Kompanie, organisations militaires créées pour alimenter médias et dignitaires nazis en images et en sons. Nicolas Férard nous en dit plus sur le rôle de ces PK dans la propagande globale du IIIe Reich.
Cases d’histoire : Qu’est qu’une Propaganda Kompanie dont il est question dans cet album pour la Seconde Guerre mondiale ?
Nicolas Férard : Ces compagnies sont nées sous une autre forme durant la Première Guerre mondiale. Pour assurer la création et la diffusion de la propagande, l’Allemagne s’assure les services d’une agence privée la BUFA (Bild-und Filmamt). A l’approche de la Seconde Guerre mondiale, les services de propagande ne souhaitent pas reprendre ce système, ils vont militariser les opérateurs au sein des Propaganda Kompanie. Le recrutement est similaire. On choisit des professionnels de l’image et du son et on leur met un uniforme. Cette militarisation est une défaire des services de Joseph Goebbels face aux militaires. Le futur maréchal Keitel qui commande l’armée ne veut pas de civils aux côtés des soldats. Pour Keitel, ces Kompanien sont une arme au même titre que l’infanterie ou l’aviation.
Quand ces Kompanien sont-elles créées ?
Au moment de l’Anschluss en mars 1938, des photographes de l’armée sont présents mais le résultat n’est très convaincant. On a plus d’images issues des agences privées que de l’armée. La naissance des Propagande Kompanien (PK) date de septembre 1938. Elles vont faire la preuve de leur efficacité et de leur savoir-faire lors de la campagne de Pologne en septembre 1939.
Avant ces évènements, comment la propagande contrôle et utilise ces reporters ?
Entre janvier 1933 et 1938, les agences privées sont présentes pour les évènements militaires. Les photographes et caméramen des futures PK commencent à être visibles au moment des grandes manœuvres de l’armée allemande. Ils en profitent pour s’entrainer à évoluer près et autour des chars, des véhicules et parmi les soldats en mouvements sans gêner la manœuvre et sans se mettre en danger. Ces manœuvres sont là pour entrainer l’armée aussi bien que les professionnels de l’image qui vont suivre sur le terrain. Elles servent aussi à habituer les soldats à ces présences car avant la création des brassards, plusieurs photographes ont été pris pour des espions. Ces marques distinctives leur laissent penser qu’ils appartiennent à une unité d’élite.
Est-ce qu’ils ont une formation militaire ?
Ils font des stages professionnels et à l’école de cinéma de Postdam puis suivant leur grade des formations plus ou moins longues au sein de l’armée. Les formations sont adaptées aux armes dans lesquelles ils vont être affectées, sous-marin, char ou aviation. Les photographes qui partent dans des régiments de l’armée de l’air reçoivent une formation de mitrailleurs à l’école l’armée de l’air de Rahmel en Pologne. Quelques rares reporters seront brevetés pilotes.
Ils sont armés ?
Bien sûr. On dit toujours que les reporters ne sont pas armés, c’est de la foutaise. Il existe des listes officielles des armes (pistolets et fusils) en dotation. Certains disaient qu’une image peut faire mal mais moins qu’un coup de pistolet Walther P38.
Est-ce qu’ils sont plusieurs sur le terrain, ne serait-ce que pour se protéger les uns les autres ?
Oui, il y a des équipes qui se déplacent. Les camera teams d’aujourd’hui sont copiées sur le modèle mis au point par les PK.
Est-ce que les photos sont doublées par des films ?
Ça dépend de l’ordre de mission et de l’importance de l’évènement à couvrir. Quelques fois, on triple même avec de la radio.
Qui décide des missions ? Les services de Joseph Goebbels, les journaux nazis….
C’est très compliqué. En général, les demandes viennent des services de propagande et doivent être validées par le commandement. Les photographes eux-mêmes sont force de proposition. Sur certains documents, on voit des annotations comme « Je verrai bien mes photos dans tel ou tel magazine… ». Ces gens ont des connivences professionnelles qui viennent d’avant la guerre. Ils ont été intégrés dans les PK car ils n’avaient pas de travail. Le régime les a recrutés pour leur savoir-faire professionnel. Ils étaient répertoriés sur des listes de métiers. D’ailleurs Walter Frentz dont il est question dans l’album s’est fait arrêter car il était inscrit sur ces listes de recrutement.
Un magazine comme Signal, en couleurs, diffusé au travers d’éditions en plusieurs langues est beaucoup fait grâce aux images de PK par exemple.
C’est un cas particulier. C’est un hors-série qui apparait en 1940 et qui est quelquefois copié sur Life, en plus spectaculaire. Ce magazine utilise souvent le dessin quand les prises de vues sont compliquées comme quand ça chauffe un peu trop ou que l’action se passe la nuit. C’est vrai que les PK fournissent la majorité des illustrations militaires publiées.
Combien y a-t-il de photographes dans les PK ? Quand on s’intéresse aux archives de la Seconde Guerre mondiale, on a l’impression que tout ou quasi a été photographié.
Beaucoup, beaucoup de choses ont été photographiées mais il y a des manques car il fallait un ordre de mission pour partir en reportage. Il y avait trop d’évènements pour avoir un photographe derrière chaque soldat. C’est vrai que la couverture est énorme. On compte 15 000 hommes dans la PK dont 2500 photographes et 700 cameramen. Je travaille en ce moment sur les listes des preneurs de son car quasiment chaque reportage photo est doublé en son. Ce sont des documents incroyables qui donnent vraiment vie aux protagonistes. Malheureusement, le support magnétique d’origine est très fragile et la grande majorité des reportages sonores ont disparus. Il en reste environ 10%.
Au milieu d’images d’action ou de vie quotidienne, on découvre des photos totalement montées comme les photos des Ukrainiennes qui accueillent les Allemands avec des fleurs, du pain et du sel. On sait maintenant que ces photos ont été préparées et totalement mises en scènes avant l’arrivée des soldats. Ce n’est plus du reportage.
Oui, pour beaucoup d’images, un gros travail de préparation est réalisé en amont et en collaboration avec les unités sur le terrain. Les reporters travaillent suivant des consignes écrites très précises. J’ai pu en voir pas mal quand j’ai rencontré des familles de membres de PK qui m’ont ouvert les archives de leurs ancêtres. Après la campagne de Pologne, ils affinent ces consignes suivant les pays où l’armée arrive. On n’agit pas la même manière en France, en Pologne ou en URSS. Ce que veut montrer la propagande est différent donc les PK s’adapte en permanence
Une fois que les photos sont faites, quel est le circuit pour les amener dans les rédactions ?
C’est un chemin très intéressant. Sur le terrain, il y a des camion laboratoires dans lesquels les pellicules sont développées y compris les photos personnelles que les soldats font où que les reporters prennent avec la troisième caméra et qu’on trouve maintenant sur ebay ou dans les brocantes. Ils préparent ensuite des planches contact qui ont presque toutes disparues pour choisir quelles vues méritent d’être diffusées. Les photos sont tirées en format 9×12 ou 13×18 puis légendées par un Bildberichter (photographe) ou par un Textführer. Des papiers qui sont collés au dos suivant un langage très codifié qui est lui-même relu par des censeurs. Par exemple, j’ai vu des notes qui reprochent à un soldat d’avoir écrit « Troupes russes » à la place de « Bolchéviques ». Il s’est repris sinon il partait travailler dans un régiment d’infanterie. Chaque image est tirée trois fois. Deux pour aller dans les agences de presse et une pour les archives du ministère de la propagande. Ces exemplaires ont été détruits lors des bombardements du ministère, restent celles des agences qui conservent souvent les légendes d’origine.
Dans le dossier qui accompagne l’album, vous parlez d’un certain Fritz Hippler. Qui est-il ?
C’est un personnage étonnant dans la propagande et le travail des PK. C’est un peu l’ombre portée de Goebbels. Il a réalisé un documentaire antisémite Le Juif éternel. Il visionne les films d’actualité avec Goebbels et a le pouvoir de faire changer le montage ou la musique. Son influence est très importante avant de tomber en disgrâce.
Ces photographes qui prennent des images de l’armée du matin au soir, sait-on s’ils sont nazis ? S’ils effectuent juste leur travail ou s’ils croient à leur mission ?
C’est très compliqué de connaitre leur motivation profonde. Pour les PK de la SS ou des parachutistes, les choses sont claires. Ils sont nazis et le disent. Pour les autres, il y a de tout mais ils ne parlent pas de leurs idées. Beaucoup, comme Walter Frentz ne sont pas membres du parti nazi.
On imagine qu’ils savent ce qu’ils peuvent photographier ou pas mais a-t-on des sources sur cette autocensure ?
C’est justement là l’origine de la troisième caméra. Ils savent qu’ils ne peuvent pas tout prendre, alors ils ont un boitier supplémentaire pour eux. C’est toujours le cas dans les armées modernes. Les reporters des PK prennent ce boitier en plus malgré le poids, il ne faut pas oublier qu’ils sont armés, qu’ils transportent deux boitiers, du matériel en plus. Comme dans les ordres de mission, ils ont des consignes de prises de vues très précises, ils prennent un matériel supplémentaire qui leur permet de faire autre chose de plus personnel. Cette troisième caméra passe inaperçue dans le reste de l’équipement, ils ne sont pas contrôlés.
Que deviennent ces photos clandestines ?
Quand la pellicule est finie, elle part par courrier, en général dans la famille du photographe. Elle ne rentre pas le circuit officiel. Les familles les cachent car ces images ne répondent pas aux consignes.
Que prennent-ils avec cette caméra ?
On dirait qu’ils sont un peu lassés par le sujet militaire alors ils font un pas de côté. Ils prennent des photos de jolies femmes, des paysages, des copains, la fraternité et l’amitié entre les soldats. Des sujets qui ne sont pas présents dans les consignes. Ces images de fraternité sont importantes car les reporters sont souvent plus âgés que les soldats. Ils ont 35 ans en moyenne, sont mariés et ont des enfants, ils sont attentifs et émus devant la souffrance. Ils sont aussi curieux et étonnés quand ils sont en Afrique du Nord.
Est-ce que ces troisièmes caméras ont pu servir de preuve de crimes ?
Je n’en ai pas trouvé. Il ne faut pas confondre les images qu’on connait de la Shoah par balles, par exemple, qui sont le fait de soldats, des amateurs qui ne sont pas membres des PK avec celles des 3e caméra qui sont encore cachées. Il y a très peu de photos officielles des massacres. Celles de Babi Yar, en couleurs, sont exceptionnelles. Comme le sont celles de l’album d’Auschwitz ou de Dora mais qui sont faites par des reporters des PK dans un but de propagande ou d’information interne au régime. Il existe sûrement des photos encore à découvrir, qui dorment dans un grenier ou dans des placards des descendants de ces photographes.
Vous êtes en rapport avec ces familles ?
Oui, il faut souvent chercher longtemps et avoir de la chance. Récemment, j’ai reçu un listing fourni par une documentaliste qui travaille pour un chercheur italien avec des noms de membres de certaines PK. Je connaissais certains noms mais pas les prénoms. Bingo. Grâce à cette liste, qui fournissait aussi date de naissance et date de décès, j’ai pu retrouver des familles. Souvent les personnes qui gèrent ces archives sont des parents lointains qui ignorent les choses ou bien ils bottent en touche. « Nous n’avons plus rien, tout a été détruit… ».
Pour finir, il faut parler de Walter Frentz qui est le photographe-sujet de l’album. Qui était-il ?
J’ai eu la chance de rencontrer son fils qui gère les archives de son père. C’est un personnage intéressant. Il est Berlinois et membre d’un club de kayak où il rencontre Albert Speer et Leni Riefenstahl. Il adhère à un syndicat professionnel pour essayer de trouver du travail. Sachant cela, Leni Riefenstahl qui doit le trouver charmant lui propose de faire des images autour du club de kayak. Il intègre ensuite la 5e PK de la Luftwaffe, l’Armée de l’air. Après la Pologne, il est repéré et intègre l’entourage d’Hitler. C’est comme ça qu’on a de très nombreuses photos en couleurs du quotidien d’Hitler. Les autres dignitaires ont eux aussi des photographes personnels mais on les connait moins. Pourtant, étudier les photographes de Goering ou de Himmler est passionnant.
Que lui arrive-t-il après la Guerre ?
A la fin de la Guerre, il est arrêté mais comme la majorité des membres des PK, il n’est pas inquiété. Ils reprennent quasiment tous leur métier. Harry Croner qui a photographié la Rafle du billet vert à Paris en 1941 devient un grand photographe de stars et retrouve son studio à Berlin. Croner dont un parent était juif et jugé inapte au service et déporté en 1942. On peut citer aussi Erwin Seeger, membre d’une PK parachutiste, qui crée une agence de presse qui existe encore aujourd’hui.
Note de la rédaction
Walter Frentz est né en 1907. Membre de la SS en 1941, il participe au tournage du film de Leni Riefenstahl sur les Jeux olympiques de 1936 : Les Dieux du stade. Pendant la Guerre, il suit l’armée en Union soviétique, fait des reportages sur la construction du Mur de l’Atlantique et réalise une commande sur l’usine souterraine située à Dora. Cette usine est un camp de travail où survivent des déportés. Environ 60 000 passeront dans cette enfer souterrain, 29 350 y laisseront la vie. Arrêté en 1945, il reste quelques mois en prison avant de reprendre son travail de photographe et de cinéaste.
Il est le cinéaste officiel des Jeux olympiques d’Helsinki en 1952. En 1970, le Conseil de l’Europe lui confie une mission de documentation sur le patrimoine architectural. Il maintiendra des contacts avec des survivants du Reich jusqu’à sa mort.
L’Œil du IIIe Reich : Walter Frentz, le Photographe de Hitler [« Das Auge des Dritten Reichs »], Paris, Perrin, 2008, 256 p.
La 3e Kamera. Cédric Apikian (scénario). Denis Rodier (dessin et couleurs). Glénat. 152 pages. 15,99 euros.
Pour découvrir un extrait :
La 3e Kamera