Fleurs de pierre ou la passion japonaise pour les partisans yougoslaves
Œuvre largement méconnue, Fleurs de pierre aborde frontalement l’invasion et l’occupation de la Yougoslavie par les troupes de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale. Un sujet plutôt original en bande dessinée, que Hisashi Sakaguchi traite avec sérieux et documentation, malgré quelques grossières exagérations et funestes erreurs factuelles.
Yougoslavie, mars 1941. Les habitants d’un village du nord du pays – dans la futur Slovénie – coulent des jours heureux, loin des tensions politiques de la capitale, où défenseurs et opposants d’une alliance avec l’Allemagne s’affrontent depuis plusieurs mois. Mais quelques semaines plus tard, l’image d’Épinal se transforme en cauchemar. Les troupes de l’Axe envahissent le royaume balkanique, qui capitule en à peine onze jours. La paisible bourgade est incendiée, et les survivants contraints de se réfugier dans les montagnes. C’est de là que certains commencent à organiser la résistance contre les envahisseurs. Voici résumés en quelques lignes les principaux événements du premier volume de Fleurs de pierre (titre original : Ishi no Hana), un manga en cinq tomes signé Hisashi Sakaguchi.
En 1997, Vents d’Ouest en avait publié les trois premiers volumes en français, dans le sens de lecture occidental, et sous le titre Fleur de pierre (au singulier). Échec commercial, la série avait vu sa parution interrompue ; les tomes 4 et 5 restant dès lors inédits dans la langue de Molière. Vingt-cinq ans plus tard, les éditions Revival ont décidé de la tirer de l’oubli ; tout autant que son auteur, disparu brutalement en 1995 à l’âge de 49 ans, et dont l’œuvre reste, là aussi, très largement méconnue dans les pays francophones. Sous la houlette de Vincent Bernière, l’idée est de ne pas réitérer les erreurs du passé. « Je m’étais bien rendu compte, un quart de siècle après ma première lecture, que de nombreuses lacunes avaient émaillé la première parution française. Traduction aléatoire, reproductions bâclées et, surtout, retournement des dessins. Lorsqu’on retourne un dessin, tous ses défauts apparaissent ! », explique l’éditeur. Dans sa nouvelle VF, Fleurs de pierre paraît donc dans le sens de lecture original, et bénéficie d’une nouvelle traduction signée Ilan Nguyên.
Mais Fleurs de pierre est bien plus qu’un manga au parcours éditorial chaotique. Comme le souligne Revival, Hisashi Sakaguchi a fait et fait encore l’admiration de certains grands noms du manga, comme Naoki Urasawa, Makoto Yukimura ou, excusez du peu, Osamu Tezuka, qui l’avait défini comme « un véritable poète ». Force est de constater que ce premier tome de Fleurs de pierre possède effectivement d’indéniables qualités graphiques et narratives, avec un découpage, des angles de caméra, et des plans dont l’effet visuel fait immanquablement penser aux films des studios Ghibli. La scène d’introduction est d’une beauté envoûtante, et le trait délicieusement rétro présente déjà des signes de fusion entre les approches graphiques japonaise et européenne. Hisashi Sakaguchi a par ailleurs créé des personnages forts et poignants, capables de porter une narration qui alterne séquences poétiques sublimes, et poussées de violence abjectes.
Dans le fond, Fleurs de pierre présente également une véritable originalité, ne serait-ce que part le sujet abordé : les partisans et la résistance à l’occupation de la Yougoslavie par les forces de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi un manga paru dans les années 1980 s’intéresserait-il à cette histoire ? Certainement parce que le film de partisans – partizanski film en serbo-croate – a connu un immense succès au Japon dans les années 1960 et 1970. Ainsi, Hisashi Sakaguchi a, selon toute vraisemblance, vu Kozara, de Veljko Bulajić (1962). Et probablement aussi La Bataille de la Neretva (Bitka na Neredvi, du même réalisateur, 1969), ou encore La Cinquième offensive (Sutjeska, de Stipe Delić, 1973). Il avait également adapté le long-métrage Krvava bajka (de Branimir Tori Janković, 1969) en manga, au moment de sa sortie au Japon. Alors quand, dix ans plus tard, on lui propose de réaliser un récit de guerre, Hisashi Sakaguchi pense immédiatement aux partisans. Dans une interview, il revient sur la genèse de ce projet : « S’agissant des films de guerre, il y a comme un réflexe à penser aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne. Il est vrai que je me sentais un peu las de ce genre de récits. Surtout, deux points ont guidé mon choix. D’une part, l’intérêt que j’éprouvais pour le mouvement des partisans, où les masses populaires se sont dressées pour résister. Et d’autre part la complexité du contexte yougoslave, où coexistent cinq peuples, quatre langues, trois religions, et deux écritures. Ce que je trouvais intéressant, c’était justement de considérer cet environnement complexe comme pouvant s’apparenter à une version réduite du monde qui est le nôtre ».
Pour qui s’intéresse à la culture et aux références des pays issus de l’implosion de la Yougoslavie, le film de partisans fait partie des incontournables. Ce sous-genre du film de guerre est un classique du cinéma yougoslave. Aujourd’hui encore, les œuvres les plus célèbres connaissent des rediffusions régulières, y compris en Croatie. Les codes de ces films, on les retrouve pratiquement à chaque page de Fleurs de pierre : la guérilla dans les montagnes, un équipement disparate, des barbes de trois jours, une ambiance idyllique – renforcée par une photographie soignée – qui annonce toujours l’arrivée ostensible d’une colonne ennemie, les civiles fuyant les représailles, l’opposition entre partisans et tchetniks, les camps de concentration… Au-delà de l’hommage, Hisashi Sakaguchi a aussi rassemblé une impressionnante documentation, qui lui permet de bien saisir et retranscrire toute la subtilité des Balkans, y compris dans le cadre spécifique de la Seconde Guerre mondiale.
Pays multiethnique, la Yougoslavie n’est jamais parvenue à se construire en tant que peuple, ce que le mangaka rappelle et souligne régulièrement dans ce premier tome. Il met également en scène avec brio les enjeux de l’opposition politique entre Serbes et Croates (et par la suite entre partisans et tchetniks). Tout est là ; et ce n’était pas gagné d’avance. Beaucoup d’autres s’y sont cassés les dents, a fortiori depuis les années 1990 et leur cortège de livres « engagés » qui tapent trop souvent à côté de la plaque. Tout est là donc, et bien entendu aussi le manichéisme, qui finit néanmoins par devenir un défaut, tant l’auteur semble à tout prix vouloir rendre le méchant encore plus machiavélique qu’il ne le fût en réalité. Ainsi, Hisashi Sakaguchi a parfois tendance à trop accentuer le trait, quitte à commettre, pour le coup, de vraies erreurs historiques. Des raccourcis ou des errements qui ne peuvent être justifiés par la dramaturgie.
Ne nous arrêtons pas trop longtemps sur les quelques coquilles de la carte figurant dans la préface ; mais rappelons tout de même que Titograd ne pouvait par définition pas porter ce nom avant que Josip Broz ne s’arroge le monopole du pouvoir, c’est-à-dire après la libération de la Yougoslavie. A la page 51 débute la visite des grottes de Postojna. La séquence en elle-même est à la fois belle et touchante ; elle correspond à ce calme annonciateur de la tempête à venir. Mais si l’on chipote un peu, elle semble peu probable vu le contexte. En effet, la région – aujourd’hui située en Slovénie – fait alors partie de la province italienne de Trieste. Alors que les forces de l’Axe s’apprêtent à envahir la Yougoslavie, il semble peu réaliste qu’un groupe d’élèves yougoslaves aient pu traverser une frontière sous haute surveillance pour aller admirer des stalactites. Plus loin (p.60-64), le camion qui transporte Krilo et ses amis est attaqué par trois Messerschmitt Bf 109 – assez proches du modèle F-2 – frappés de la croix gammée. Une précision importante car, contrairement à ce que les déclarations du jeune homme pourraient laisser entendre (« Je n’en ai jamais vu de ce modèle »), l’armée de l’air yougoslave possédait alors 73 exemplaires de ce chasseur, fournis par l’Allemagne à l’époque où l’adhésion du royaume au pacte tripartite était en négociation.
Précisons que la formation à trois est anachronique, dans la mesure où la Luftwaffe a abandonné cette disposition pour son aviation de chasse depuis la guerre d’Espagne, privilégiant la paire (Rotte) ou la double-paire (Schwarm), bien plus souples. Plus loin, page 88, Hisashi Sakaguchi évoque l’opération Châtiment et le bombardement de Belgrade, en représailles au coup d’état ayant renversé quelques jours plus tôt le gouvernement yougoslave signataire du pacte tripartite. Bizarrement, le mangaka commet une grosse erreur documentaire, en représentant des Junkers Ju 52 lâcher leurs bombes sur la capitale yougoslave ; des avions qui servent alors depuis longtemps exclusivement au transport.
Mais au-delà de ces quelques exemples, c’est surtout la manière dont les actions de l’envahisseur sont présentées qui pose problème, en tout cas lorsque l’on se place d’un point de vue historique. Au début du chapitre 2, alors que Krilo parvient à rejoindre son village, celui-ci est bombardé et incendié par les soldats allemands ; qui massacrent au passage la majorité de la population. Si l’effet dramatique est particulièrement efficace, ce type de comportement n’est pas caractéristique des méthodes employées par les Allemands lors de l’invasion de la Yougoslavie ; contrairement à ce qui est laissé entendre dans plusieurs scènes par la suite (notamment p.69 : « Mon village a été anéanti. C’est sûrement le cas de la plupart des villes et villages »). Surtout que la bourgade en question n’oppose aucune résistance, et ne présente aucun objectif stratégique. Quel intérêt ont des soldats qui courent après le temps – c’est le principe de la Blitzkrieg – à traquer quelques villageois apeurés dans les ruines fumantes d’un bled paumé ? Aucun, sauf s’ils ne sont plus des militaires obéissant aux ordres, mais des psychopathes en puissance. Cette attaque extrêmement violente fait en revanche écho aux opérations de nettoyage dans les zones contrôlées par la résistance durant les années d’occupation. Des épisodes largement mis en scène dans les films de partisans…
A la fin de ce même chapitre, Hisashi Sakaguchi monte encore d’un cran dans l’outrance. Si des camps de concentration sont effectivement très rapidement créés au sein de l’État indépendant de Croatie, ce programme est en réalité lancé sans l’appui de l’Allemagne, qui est alors concentrée sur les opérations à venir contre l’URSS. Le plus important d’entre-eux, le camp de Jasenovac, ouvre ainsi ses portes en août 1941. Il est prioritairement destiné à accueillir des Serbes, mais aussi des Tziganes et des Juifs. Le régime oustachi d’Ante Pavelić va y appliquer la solution finale des mois avant la conférence de Wannsee, à la grande stupeur des têtes pensantes du IIIe Reich. En revanche, l’usage de chambres à gaz est totalement anachronique. A ce titre, les déclarations du lieutenant-colonel Meisner (« Il en arrive toujours plus… Trop pour tenir le rythme avec des exécutions par balles… Il faut nous hâter dans la construction des chambres à gaz ! », p.98) sont parfaitement hors-sujet. La réalité historique a, ici, été sacrifiée afin d’amplifier le caractère pervers de l’occupant allemand.
D’une manière générale, la chronologie n’est pas toujours respectée dans Fleurs de pierre. Par exemple, à la page 160, le lieutenant-colonel Meisner apprend le déclenchement imminent de l’opération Barbarossa, soit l’invasion de l’URSS (22 juin 1941). Deux mois se sont donc écoulés depuis la défaite yougoslave. Or, durant ce laps de temps, ni l’armée allemande, ni le régime fantoche oustachi n’étaient parvenus à quadriller le territoire comme le présente Hisashi Sakaguchi dans son récit. Quant aux groupes de résistants, ils étaient très loin de ressembler à des unités opérationnelles pour des actions de guérilla (voir notamment p.211, 214, ou encore 234). Ces incohérences culminent avec l’arrivée de Mister X (p.197-198) qui, en trois mois à peine, est parvenu à fuir la Yougoslavie, à rallier le Royaume-Uni, à devenir agent-double, et à revenir dans les Balkans ! Un véritable exploit logistique au début des années 1940…
Toutes ces remarques pourraient sembler rédhibitoires pour Fleurs de pierre. Or, il n’en est rien. Si nous avons pris le temps d’écrire cette analyse détaillée, c’est aussi et surtout en raison des qualités que nous avons évoqué plus haut. Qui aime bien châtie bien, dit le proverbe… Fleurs de pierre n’est pas une bande dessinée historique réalisée à la va-vite, qui collectionne les erreurs par manque d’implication ou de sérieux. C’est une histoire marquée par son époque – 1 400 planches publiées entre 1983 et 1986 –, quand la Yougoslavie était encore unie, et qu’il n’existait qu’un seul roman national à la gloire des partisans communistes et de leur héritage politique.
Fleurs de pierre t.1 – Partisans. Hisashi Sakaguchi (scénario, dessin). Éditions Revival. 296 pages. 29 euros.