Goya, le Terrible Sublime, les sorcières et le peintre espagnol
En 1793, à l’âge de 47 ans, le peintre Francisco de Goya tombe gravement malade et en garde pour séquelle une surdité complète et une forte tendance à la dépression. Après avoir frôlé la mort, hallucinations morbides et visions horrifiques assaillent le peintre et infusent ses œuvres les plus sombres, depuis la série des Caprices jusqu’aux peintures noires, dont le fameux Saturne dévorant ses enfants. Les auteurs El Torres et Fran Galán produisent avec Goya, le Terrible Sublime un récit qui s’émancipe en partie des genres de la bande dessinée historique et de la biographie pour plonger dans le conte fantastique.
Une bande dessinée sur le célèbre peintre espagnol Francisco de Goya imaginée par des auteurs espagnols et traduite en français : le fait a de quoi intriguer, puisque la dernière bande dessinée parue en France sur Goya était le fait d’auteurs français. Parue chez Glénat en 2015, elle faisait partie de la collection « Les grands peintres ». Si cette bande dessinée d’Olivier Bleys et Benjamin Bozonnet représentait Goya en génie antipathique, prêt à tout sacrifier pour son art (un cliché s’il en est pour une biographie d’artiste), Galán et El Torres dépeignent un homme ambitieux mais aussi plus doux, prisonnier de ses visions et effrayé par sa propre folie. Les bandes dessinées ont deux points communs néanmoins : d’une part, elles interrogent la seconde phase de la vie et de l’œuvre de Goya devenu sourd, et toutes deux reconduisent le schéma classique de la biographie d’artiste, qui explique l’œuvre par les émotions et la personnalité de l’homme érigé en génie.
Le mérite de la bande dessinée de Galán et El Torres est de rappeler que Goya perdit l’ouïe à 47 ans, mais les auteurs mettent finalement peu en scène ce handicap. Le peintre était complètement sourd, or dans la bande dessinée, hormis quelques incompréhensions qui rappellent plus le professeur Tournesol qu’autre chose, Goya interagit facilement avec son entourage. Les raisons de cette surdité ont été étudiées en 2017 seulement, par une médecin ORL spécialiste du handicap. Selon elle, il est probable que Goya ait été victime d’une rare maladie auto-immune, le syndrome de Susac, ou qu’il ait contracté la syphilis. Quoi qu’il en soit, tous ses biographes s’accordent à dire que cette surdité soudaine a changé son rapport au monde et a profondément marqué son œuvre.
Galán et El Torres passent tout aussi rapidement sur le contexte socio-politique de l’époque – et ce n’est pas le dossier en fin d’ouvrage qui aidera beaucoup le lecteur à ce sujet. Pourtant, celui-ci est essentiel pour comprendre l’œuvre de Goya. Toute sa vie, le peintre a eu affaire aux puissants, puisqu’il a été le peintre officiel de la cour durant des années. Il a aussi été l’observateur particulièrement féroce des mœurs et des évènements de son temps, dénonçant guerres, exactions, viols, prédations de toute sorte, et toute la gamme des ridicules de ses congénères. Il a été aux premières loges de la période dite des Lumières, aussi bien que du rétablissement de l’absolutisme et de l’Inquisition par le roi Ferdinand VII. Le titre Goya, le Terrible Sublime le dit d’emblée, les auteurs sont peu intéressés par ce contexte : le « sublime » est une notion inventée au XVIIIe siècle par Edmund Burke et désigne le sentiment de « terreur délicieuse » qui submerge le spectateur à la vue d’un paysage ou d’un monument grandiose (les voûtes d’une cathédrale par exemple). Intituler la bande dessinée Goya, le Terrible Sublime est donc un pléonasme, comme si les auteurs voulaient renforcer l’effet sensationnel du titre en répétant la même idée. Les auteurs privilégient largement une interprétation au premier degré de l’œuvre de Goya : si le peintre a tant représenté boucs, chimères, sorcières et créatures monstrueuses, c’est parce qu’ils les a vus ; et s’il les a vus, c’est parce qu’il a été poussé à les voir.
On comprend en effet, et ce malgré des confusions dans la narration, que Goya est en fait la victime sans défense d’un complot. Des créatures démoniaques veulent le transformer en serviteur des ténèbres – or ces créatures démoniaques s’avèrent toutes être des femmes, des sorcières plus précisément. De la superbe et vénéneuse duchesse d’Albe à l’épouse du peintre, à la douceur trompeuse, toutes tissent leur toile autour du pauvre Goya… L’idée est traduite graphiquement par une alternance de couleurs et de contrastes : palette rouge et ocre, grille noire pour les périodes où le peintre est victime de maladie et/ou de sorcellerie, palette plus réaliste pour les périodes rationnelles, avec grille blanche classique. Malheureusement, le graphisme est artificiel et fait très « dessin par ordinateur », encore desservi par la mauvaise qualité d’impression qui floute quelques planches. Certains personnages sont difficiles à
identifier dans leurs différentes métamorphoses. Les expressions corporelles sont tour à tour outrées jusqu’à la caricature (les incessantes poses de séductrice de la duchesse d’Albe, les servantes qui sont toujours laides et ridées, en référence aux Vieilles de Goya, on imagine), ou au contraire pas assez lisibles (l’épouse de Goya dont on ne comprend pas toujours les émotions).
Au final, une bande dessinée biographique où l’interprétation fantastique de l’œuvre de Goya peut intriguer, mais qui rate en partie son but par une narration caricaturale et un dessin peu soigné. On se prend néanmoins à imaginer ce qu’aurait pu être le même scénario traité différemment, tant il est fécond pour le genre de la biographie d’artiste en bande dessinée.
Goya, le terrible sublime. El Torres (scénario). Fran Galan (dessin et couleurs). Glénat. 112 pages. 18 euros.
Les dix premières planches :