Gueule noire : du fond de la mine aux bas-fonds du Paris de la Belle époque
Quel avenir peut espérer Marcel, condamné par sa condition sociale à descendre comme son frère et son père avant lui dans un puits de houille du Nord de la France ? Une tragédie lui donne la force d’échapper à son sort. Il gagne alors Paris, laissant derrière lui famille et fiancée. Sait-il vraiment ce qui l’attend quand il retrouve son compagnon Jacek ? Antoine Ozanam et Lelis nous plongent au cœur du Paris populaire de la Belle Époque et annoncent la couleur : noire, comme le charbon et l’anarchie.
La fierté de son père, l’amour de Suzanne, l’amitié de son copain polak Jacek et ses rêves : voilà tout ce que le « jambot » (le jeune mineur) Marcel emporte dans sa besace pour supporter la frayeur de son premier avalage dans le puits de la mine de houille. Sa vie de résignation semble toute tracée. Mais bientôt, Jacek s’en va, sans prévenir. Puis le père, déjà ravagé par la tuberculose, meurt dans un coup de grisou. Suzanne enfin, le rayon de soleil qui éclaire puissamment Marcel dans les boyaux obscurs, ne croit pas assez fort à leur rêve d’une vie meilleure. Alors Marcel décide de gagner seul Paris pour y commencer une nouvelle existence, forcément radieuse. Il arrive bardé d’espoirs insensés. Il veut « s’arracher à sa condition de pauvre », « respirer la liberté », simplement cesser d’être un forçat condamné à un labeur mortifère pour le seul crime d’être né misérable. La dure réalité s’impose bientôt à lui : sans autre qualification que sa force, il est embauché sur les quais de Bercy. L’insatisfaction ne tarde pas à renaître chez cet idéaliste de Marcel. Il n’admet toujours pas de s’esquinter la santé à charrier des tonneaux de vin sans prendre le temps de jouir de l’existence. Mais par la grâce du destin – et d’un raccourci du scénario -, voici que Jacek croise à nouveau sa route…
L’aventure imaginée par Antoine Ozanam entre dès lors dans une autre dimension, en explorant la sphère anarcho-révolutionnaire dont Paris est l’un des foyers principaux, marqué par les actions spectaculaires de Ravachol, Vaillant et Caserio entre 1892 et 1894. En se vouant corps et âme à son copain Jacek, Marcel l’idéaliste ne va pas tarder à rencontrer des activistes d’une autre trempe. Lui qui avait de l’estime pour Clemenceau le « dreyfusard » va devoir réviser son jugement et abhorrer le Clemenceau « empereur des mouchards », briseur de grève et « premier flic de France ». Son catéchisme libertaire le conduit à intégrer une bande d’anarchistes très engagés. Embauché aux abattoirs de la Villette, où il trime le jour, Marcel monte la nuit sur des frics-fracs au service de la cause. La bande sous la férule de monsieur Bert, bourgeois renégat, idéologue en chef et maître ès-utopie, échafaude des projets encore plus radicaux : le rapt avec rançon. Marcel, pétri d’humanité, y perdra-t-il son âme ?
Scénario et dessin mettent aussi à l’honneur un Paris oublié, celui des bouchers de la Villette, des portefaix des Halles et de Bercy, des livreurs de charbon et de tous ces petits métiers immortalisés en son temps par le photographe Eugène Atget. Ce Paris populaire et besogneux qui, chaque jour, dans l’ombre, irrigue son double de lumière grâce au labeur de ses forçats. De la suie du Hainaut aux cloaques de la Bièvre, il jaillit d’ailleurs de cet album comme une lueur, portée par le style en couleur directe vite captivant de Lelis. L’histoire de Marcel imaginée par Antoine Ozanam est celle de tout ce peuple d’ouvriers et de mineurs, qui entend bien donner aux beaux mots de liberté, d’égalité et de fraternité un autre souffle que celui du fronton des mairies, gravés dans le même marbre que les pierres tombales.
Gueule noire. Antoine Ozanam (scénario). Lelis (dessin). Casterman. 104 pages. 18€
Les 5 premières planches :