Interférences : quand les radios pirates défiaient le monopole giscardien des ondes
Si Mai 68 a fait souffler un vent de liberté sur la société française, il a fallu attendre quelques années pour que la législation s’accorde à l’évolution des mœurs. Élu président de la république à 48 ans, en mai 1974, le fringant Valéry Giscard d’Estaing concrétise vite certaines de ses promesses électorales en direction des jeunes et des femmes. Mais dans un domaine au moins, les pesanteurs pompido-gaulliennes demeurent : celui du monopole d’État sur la radio et la télédiffusion. Dans Interférences, Laurent Galandon et Jeanne Puchol racontent cette époque où des pirates montent à l’abordage de la censure gouvernementale à bord de leurs radios locales clandestines.
Plusieurs affiches éditées pendant la crise de Mai 68 l’ont bien montré : la mainmise du pouvoir gaullien sur l’audiovisuel (ORTF* à l’époque) indispose énormément. Cela est d’autant plus choquant dans une société rajeunie, prétendument démocratique, en partie fondée sur la garantie des libertés d’opinion, d’expression, de communication et de la presse. Mais au nom de la raison d’État, le contrôle de l’information prévaut. S’ils n’ont jamais réussi à imposer totalement cette censure à la presse écrite, les gouvernements successifs vont en
user et en abuser dans l’octroi des autorisations à émettre. Dix ans après Mai 68 et malgré une réforme qui fait disparaître la très décriée ORTF* en août 1974, le paysage audiovisuel français paraît sclérosé et encore sous contrôle de la puissance publique. Sans le dire ouvertement, l’État n’a pas renoncé à son monopole sur la radio et la télédiffusion. Alors, comme l’affirmait un slogan féministe de l’époque, il va falloir cesser de mendier ce juste droit et le prendre, tout naturellement.
Pour évoquer cette période, Laurent Galandon imagine l’histoire de deux amis d’enfance, Alban et Pablo, se retrouvant à Paris en 1978. Le premier est un fils de bonne famille catholique, promis à la direction de l’usine paternelle une fois son diplôme d’ingénieur en poche. Il a obtenu la permission de poursuivre des études d’Histoire à l’Université. Le second est le fils d’un immigré espagnol ayant plus fui la misère que le franquisme. Ses origines modestes le poussent à travailler très tôt dans une imprimerie. Tous deux renient leurs origines, tous deux ont soif de liberté, mais chacun l’exprime différemment. Pablo le prolétaire s’évade grâce à la musique et aux nouveaux sons planants des seventies, pendant qu’Alban le petit bourgeois forge sa culture politique à la gauche de la gauche (on l’aperçoit en train de lire un vieux numéro de La Cause du Peuple, le magazine dirigé par Jean-Paul Sartre). Lors d’une fête étudiante, les deux amis croisent Douglas, un Anglais fantasque au charme irrésistible. En racontant ses deux années comme ingénieur du son sur Radio Caroline**, il leur ouvre les yeux sur cette évidence : comment partager les goûts musicaux de l’un et les colères militantes de l’autre, sinon en créant leur propre radio ? Quelques détails techniques plus tard, nos deux animateurs dissimulés sous les pseudos de capitaine Teach et capitaine Rackham prennent les ondes d’assaut et tiennent 90 minutes d’antenne sur 98 MHz FM, la fréquence de leur Radio Nomade.
Le scénario de cet album est entièrement construit en flash-back. Depuis un studio de Radio France, Alban raconte à son interlocuteur passionné cette tranche de sa vie et tente d’intéresser les auditeurs à ce que fut le quotidien de toutes ces radios pirates à partir de 1978. Condamnées par la faiblesse de leur émetteur à n’atteindre qu’un public extrêmement local, elles entendaient néanmoins rompre avec le ronron des grandes stations publiques et périphériques. Étant donné l’âge moyen de la plupart des radio-libristes, cette volonté de différence s’est nettement manifestée dans le renouvellement des genres musicaux diffusés. Inutile de dire que le rock anglo-saxon fait une entrée en force sur les ondes, dix ans après Woodstock. En diffusant les Rolling Stones, Led Zeppelin, Pink Floyd ou Queen, Pablo se sent en phase avec lui-même et le monde.
L’autre aspiration de ces radios clandestines, incarnée par Alban, était de donner la parole aux vrais gens, ceux qu’on ne voit ni n’entend jamais dans les médias nationaux. En choisissant pour titre de leur album le nom de la revue créée par Antoine Lefébure en 1975, les auteurs se placent résolument du côté des partisans de la liberté d’émettre pour contrecarrer l’emprise exercée par l’État sur l’information. Dans la pensée de Lefébure, les radios pirates sont nécessaires comme outils de contre-désinformation. Elles doivent donc diffuser de l’information différente mais authentique et pour cela effectuer tout un travail d’investigation journalistique. C’est à cette mission que s’attelle Alban, sans doute porté par ses études d’Histoire. Ainsi défilent à son micro, en direct ou après montage, Robert le clochard, Brigitte la prostituée, Marc et Patrick, couple homosexuel, Piotr le chauffeur de taxi, autant d’inconnus que Radio Nomade tire de leur anonymat. Le scénario s’aventure peut-être un peu loin avec l’interview de Mohamed. Pas certain qu’en 1978, un témoin des massacres du 17 octobre 1961 ait eu envie de s’exprimer au micro d’un inconnu sur cet épisode de répression policière de la manifestation organisée par le FLN contre le couvre-feu imposé aux seuls Musulmans de la région parisienne. En revanche, cela va dans le sens du parti pris des auteurs en justifiant l’acharnement répressif du gouvernement, qui ne veut pas voir remonter à la surface ce scandale d’État. Gouvernement dans lequel un certain Maurice Papon, préfet de police de Paris en octobre 1961, est ministre du Budget depuis avril 1978.
Le quotidien des radios pirates, c’est aussi de vivre dans l’illégalité. La traque policière se renforce après la loi Lecat de juillet 1978. Chaque nuit, dans Paris, les camions radiogoniométriques circulent pour détecter les émetteurs interdits. Radio Nomade, la bien-nommée, ne gagne qu’un temps à ce jeu de cache-cache. Quand la Police met le grappin sur Pablo, le doute le submerge. Capitaine Rackham a-t-il envie de continuer à jouer les pirates ? Résistera-t- il aux sirènes d’un producteur de la radio publique qui lui propose d’abandonner la flibuste pour devenir un honnête corsaire sur la future Radio 7, station du groupe Radio France ? Surtout, parviendra-t- il à ne pas trahir son ami d’enfance, qui s’enfonce dans une lutte désespérée contre le pouvoir en donnant la parole à un terroriste de l’ultragauche ?
Avec Interférences, le lecteur replonge dans l’ambiance fiévreuse d’une époque qui se découvre un nouveau champ d’expression pour communiquer librement. L’histoire imaginée par Laurent Galandon, portée par des personnages attachants, nous rappelle que la liberté grise la jeunesse mais effraie le pouvoir. Jusqu’au dénouement subtil, la mise en images et le trait de Jeanne Puchol nous tiennent en haleine. Cet album est aussi une belle déclaration d’amour à la radio d’antan, celle qui n’avait besoin que d’une voix et de quelques notes pour caresser l’âme des noctambules.
* La Radio-Télédiffusion Française est créée en février 1949, officiellement dotée du monopole dans son domaine de compétences et clairement placée sous la tutelle du ministère de l’Information. En août 1964, une réforme visant à donner plus d’autonomie financière à cette institution accouche de L’Office de Radio-Télédiffusion Française, dirigé par un conseil d’administration à l’indépendance de façade puisque tous ses membres sont nommés par le gouvernement. C’est-à- dire que les deux chaînes de télévision et les huit radios ondes longues qui émettent, le font avec son autorisation et sous son contrôle. En août 1974, l’ORTF éclate en sept sociétés distinctes (TF1, Antenne 2, France Régions 3, Radio France, la SFP, TDF et l’INA).
** À partir de 1964, cette radio émet en toute illégalité depuis un et bientôt deux navires voguant en mer du Nord. Sa devise (« real people, real music ») et sa programmation musicale suscitent l’engouement de millions de jeunes auditeurs britanniques. L’histoire de cette radio a inspiré le film Good Morning England, réalisé par Richard Curtis, sorti en 2009.
Interférences. Laurent Galandon (scénario). Jeanne Puchol (dessin). Dargaud. 128 pages. 17,99 €
Les 5 premières planches :